Histoire de voir par Derek Munn avec l'Ellipse du bois
Ce que cache une certaine photographie, derrière elle et en nous.
Un garçon émerge du bois, où au moins ce qui est caché est caché par quelque chose de visible, il n’en est pas sorti complètement, mais sort-on jamais complètement d’un bois quand on y a habité ? À l’orée, il ausculte les contradictions de son courage, cligne des yeux. Il aperçoit quelque chose qui dépasse son monde, une chose sans précision, une sorte d’absence qui se positionne juste au-delà des limites de son vocabulaire, elle l’éblouit de façon sournoise, lui tire le regard, lui refroidit la cornée. Ce n’est pas aujourd’hui qu’il ira plus loin, toutefois il ne peut retourner comme si de rien n’était, il retrouvera les arbres, mais pas le sentiment d’être parmi eux comme avant. Il sera désormais obligé de jouer sa présence, ses déplacements dans le sous-bois seront ceux d’un intrus, le dissimulé sera moins évident. Le bois même commencera à le décevoir, à rétrécir, ses mystères se mettront en rang.
La photographie dont il est question ici, sobrement intitulée « Kensington Children’s Party », ne nous sera pas montrée. C’est que Derek Munn ne nous propose pas de scruter le détail dissimulé par l’artiste et de lui donner son sens potentiellement occulté, à la manière du Daniel Arasse de « Le détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture » (1992) ou de « On n’y voit rien. Descriptions »(2000), ni non plus (et bien que la belle collection de L’Ire des Marges où ce court texte est publié en 2017 s’appelle Vies minuscules) de décrypter toute la matière sociale et politique d’une époque dans un tableau unique, à la manière du Pierre Michon de « Tablée » (2005). Le dessein poétique et politique de l’auteur britannique vivant en France (et écrivant en français) depuis 1982 est autre : rien moins que de restituer à l’image fixe ses deux cinématiques absentes, celle du sujet principal, l’enfant convoqué à ce goûter d’anniversaire londonien capté et agencé par Bill Brandt en 1936, redoutable exercice d’imagination indicielle digne de Carlo Ginzburg, et celle du lecteur-spectateur, que Derek Munn teste sur lui-même, en une obsédante tentative d’exprimer par les mots ce que l’image nous dit et nous fait, et ce qu’elle explore de nous.
Présent comme un accent, comme une question posée par une langue maternelle à celle qui la supplante, le surréalisme est permanent dans l’œuvre de Bill Brandt, même dans ses photo-reportages, ses travaux documentaires.
Regardez ce regard, mon regard, son regard, notre regard, votre regard, le regard du photographe.
Une photo offre la possibilité de douter avec confiance.
Comme dans les insidieuses nouvelles de « Un paysage ordinaire », comme dans les magnifiques fables à combustion lente de « Vanité aux fruits » ou de « Le cavalier », Derek Munn maîtrise ici à la perfection, sur douze pages, l’art de dire énormément en très peu de mots. Saisissant pile au moment nécessaire les éléments biographiques du photographe allemand ayant quitté l’Allemagne pour devenir à terme plus britannique que les Britanniques, tout en ayant fréquenté de fort près le surréalisme (déracinements et ré-enracinements poétiques et psychologiques que connaît certainement de première main Derek Munn), les objets semés par Bill Brandt derrière ses visages des quartiers chics et des faubourgs ouvriers en disent long, bien entendu, sur la société anglaise des années 1930, et, sans en faire étalage, naturellement, cela n’échappe pas à l’auteur. Mais, et c’est là sa magie propre, s’il nous montre sans ambiguïté que les clichés de « The English at Home » sont bien politiques sous leurs airs anodins, il ne se contente pas de cela, et dévoile, en une langue sachant garder sa part à élucider, les résonances intimes qu’appellent ces visages enfantins dont on peut imaginer les joies, les contraintes, les échappées belles ou les enfermements potentiels. Et l’on retrouve ainsi, dans ces minuscules interstices de vies vouées sinon à l’effacement la magie de Derek Munn, qui propose presque toujours de participer à une course d’élan allant le cas échéant jusqu’à la prise d’appel, d’un pied humblement conquérant.
Une photo pose toujours la question de ce qui n’est pas dans la photo.
Ne pas savoir crée une ouverture.
La fille juste derrière le garçon semble voir la même chose, sa main droite feint un calme, celle de gauche, prise dans une réaction, va saisir ou vient de lâcher un ruban retenant un ballon. C’est comme si elle était cachée derrière un arbre. Mais l’arbre n’y est plus.
Dans les rubans je vois l’ellipse du bois. Brandt aurait retouché ma mémoire comme il retouchait ses tirages.
La photographie « Kensington Children’s Party » de Bill Brandt peut être, comme proposé par Derek Munn à la toute dernière ligne de son texte, regardée ici. Et nous aurons la joie d’accueillir Derek Munn à la librairie Charybde (129 rue de Charenton 75012 Paris) le jeudi 7 mars 2019 à partir de 19 h 30.
Derek Munn, l’Ellipse du bois, éditions l’Ire des marges, coll. Vies minuscules
Charybde2 le 7/02/19
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