Cora dans la spirale, une tourmente devenue commune…

Une plongée dramatique, et pourtant curieusement tonique, dans une barbarie ordinaire à visage trop humain.

Le métro du matin était connu pour ses visages opaques et son silence que cadençaient seulement les annonces automatisées et le roulis des machines. Quand tout fonctionnait néanmoins, Cora n’avait pas le sentiment d’une atmosphère hostile. Protégés par leurs casques sans qu’on puisse deviner l’effet que leur faisait la musique, plongés dans leur bouquin ou dans le flux de leurs pensées, ses compagnons de voyage différaient un effort auquel ils savaient ne pas pouvoir se soustraire. D’ici quelques minutes, il leur faudrait parler, sourire, être convaincants, être efficaces. On allait leur demander de jouer à l’animal social – pire encore, à l’Homo œconomicus. Il aurait été insensé d’entamer leur énergie en prenant le risque d’une conversation avec des anonymes qui se révèleraient à tous les coups épuisants ou bizarres. D’ailleurs, cela n’empêchait pas les passagers de communiquer, de prolonger leur conversation infinie avec ceux qui comptaient : son voisin de droite, par exemple, essayait de solder la dispute du matin – oublie ce que j’ai dit, je pense pas ça, vraiment – pour filer plus serein au-devant d’autres casse-tête.

Borélia est une grande entreprise d’assurances française, fruit récent de la fusion de deux entités historiques fort différentes, que la pression des résultats financiers nécessaires oblige, dit-on, à évoluer rapidement vers davantage d’efficacité et de volontarisme. Cora est une jeune cadre du service marketing, au siège, rentrant tout juste de congé maternité après la naissance de son premier enfant, alors que la nouvelle direction du groupe prend place. Un mystérieux narrateur, dès les premières pages ou presque, nous explique à grands traits son projet : faire vivre les dizaines de carnets intimes, que Cora a remplis durant quelques mois ou années, autour d’un mois de juin 2012 annoncé à l’avance ici comme fatidique, pour leur donner leur vie et leur signification, dans leur assemblage – à la fois banal et d’une extrême puissance rétrospective – de faits très quotidiens, de joies et de contrariétés, d’éléments de vies minuscules qui n’en sont peut-être pas, alors que monte sournoisement au fil des pages le stress implacable (mais peut-être pas inévitable) d’une vie de bureau dans le système socio-économique du début du XXIème siècle. Dans l’atmosphère potentiellement fiévreuse d’un défi d’abord et avant tou actionnarial transformé très naturellement en défi pour les salariés d’un groupe, une impressionnante galerie de portraits se dessine, en plein comme en creux, dans ce qui est confié, supposé ou deviné, entre les aléas de la vie d’entreprise et ceux de la vie tout court, tandis qu’une montée potentielle aux extrêmes s’esquisse puis prend forme et force peu à peu. Montée vers quoi exactement ? On se gardera bien d’en dire davantage sur ce point, pour laisser tout son potentiel à la machine infernale savamment concoctée par Vincent Message.

J’ai ce carnet sous les yeux, en écrivant ; l’encre noire a pâli, la graphie n’est pas évidente, on sent qu’elle écrit pour elle seule, mais ça se déchiffre pour qui fait l’effort de s’y habituer ; et il y a quelque chose de déchirant à lire cela, quand on connaît la suite. Bien sûr, elle ne peut pas savoir qu’elle entre dans la spirale. Mais le fait qu’elle ouvre un carnet alors que précédent, j’ai pu le vérifier, compte une quarantaine de pages vierges, montre qu’elle a l’intuition qu’une autre phase de sa vie s’enclenche. C’est elle, en ce sens, qui dit au chroniqueur de quel point il faut partir et qui lui souffle ses premiers mots. Entre ce jour de reprise du travail et la fin de l’année 2012, elle va couvrir de son écriture fine une trentaine de carnets. La petite muraille de briques qu’ils forment sur ma table compte des tranches noires, d’autres bleues, d’autres terre de Sienne, et ces couleurs n’ont pas de signification : Cora s’approvisionne toujours ces années-là dans la même papeterie, elle dépend de ce qu’ils ont en stock. Avec leurs épaisses couvertures cartonnées, l’élastique qui les ferme, la bandelette de tissu en guise de marque-page, ils ont une apparence robuste qui ne laisse rien présager de la violence et du chaos qui règnent à l’intérieur, ou qui peut-être a pour mission de les contenir un peu. Au début, cela part tous azimuts, ne s’attarde jamais longtemps sur le même sujet. Cora note à plusieurs reprises qu’il s’agit simplement d’entreposer un matériau hâtif : ce qu’on veut garder des jours quand bien même on n’a de temps pour rien. À mesure que les mois passent, et que Borélia entre dans cette période si intéressante, n’est-ce pas, même si bien sûr un peu troublée, on sent l’appréhension qui gagne l’écriture. Nul besoin d’avoir fait de la graphologie pour voir qu’elle s’accélère, que les voyelles deviennent des traits et des points que seul le contexte permet d’identifier, que le tout penche vers la droite, et tremble. Et de nouveau Cora temporise, parfois, et se demande elle-même ce qu’elle fait. Elle dit : Une façon de s’analyser sans aller voir les psys. Ou d’en jeter un peu par les fenêtres parce que ça monte et ça déborde. Ensuite surviennent les événements du mois de juin 2012, et le vendredi 8 juin surtout. L’écriture se disloque. Quand cela recommence, après des semaines de grand vide, il y a des phrases qui s’interrompent en plein milieu d’un mot, des pages qui cavalent en colère et d’autres qui sont illisibles, noyées. À l’automne, alors qu’elle attend le procès et s’y prépare, elle essaye pour la première fois de mener un récit continu, mais elle n’y parvient pas tooujours : « Repenser à tout ça, note-t-elle, ça me coûte trop. »


Il n’est certainement pas innocent que « Cora dans la spirale », publié au Seuil en août 2019, ait choisi pour toile de fond une grande entreprise d’assurance-dommages et de prévoyance (on sait avec quel brio Antoine Bello en avait déjà tiré un superbe parti il y a quelques années, dans son meilleur texte sans doute à ce jour, l’excellent « Roman américain » de 2014) : le très pédagogique et néanmoins très incisif « Le commerce des promesses » (2001) de Pierre-Noël Giraud nous rappelait avec force le rôle de l’assurance maritime dans le développement du capitalisme (et les Wu Ming de « L’Œil de Carafa », paru deux ans auparavant, faisaient de l’étape d’Amsterdam un détour presque obligatoire dans leur réécriture rusée de l’essor de l’éthique protestante et de l’esprit du capitalisme, précisément), et Vincent Message mentionne habilement les mythiques Lloyd’s au détour d’une célébration corporate effectuée par l’un des principaux personnages du roman.

On ne s’étonnera pas non plus que l’auteur de « Romanciers pluralistes » (2013) ait veillé, comme il l’avait pratiqué dans son joliment (et cruellement) métaphorique « Défaite des maîtres et possesseurs » (2016), à donner voix au chapitre aux personnages situés en apparence aux antipodes de ses protagonistes principaux : au voisinage d’un peuple primo-accédant ou pas accédant du tout (celui dépeint avec tant d’acuité, par exemple, dans le « Mobiles » de Sandra Lucbert en 2013) de « petites mains » précaires et de celles et ceux qu’une certaine opinion se plaît à appeler « bobos » (dont l’absence apparente de précarité – toujours relative sous le régime du capitalisme tardif – se paie le cas échéant en angoisse professionnelle aussi diffuse qu’intense), les purs bourgeois carriéristes (pas très « bohème » de facto) se faisant appeler méritocrates chaque fois que possible et les grands dirigeants repus matériellement mais toujours avides, presque comme par inadvertance, occupent aussi leur portion, importante voire essentielle, de la scène tragique conçue par Vincent Message.

Depuis quelques années, les enfants de l’après-guerre faisaient valoir leurs droits à la retraite. Longtemps, on s’était plu à répéter que ce départ massif ferait enfin baisser le chômage. Cora avait entendu ça toute son adolescence. Sur le papier, c’était logique et ça donnait de l’espoir. Dans la réalité ça ne s’était pas passé comme ça. Les industries semblaient s’être envolées sans retour vers des pays où les gens étaient prêts à se laisser réduire en quasi-esclavage pour ne pas mourir de faim comme l’avaient fait leurs parents par millions. Que s’était-il passé ? À quel moment est-ce qu’on s’était plantés ? Les Européens avaient-ils vécu au-dessus de leurs moyens, maintenus par des hommes politiques préférant creuser le déficit plutôt que risquer la défaite dans une indolence qui les empêchait de s’adapter au monde qui naissait autour d’eux ? Ou bien est-ce que c’étaient les multinationales et les élites qui accaparaient la richesse en planquant leur argent et en représentant l’impôt comme une menace à la croissance ? Dans les journaux que lisait Cora, les experts n’arrivaient jamais à se mettre d’accord là-dessus. Ce qui était certain, c’est que les changements du monde lançaient aux entreprises de véritables défis, de sorte qu’elles n’avaient d’autre choix, à leur tout, pour se montrer à la hauteur, que de mettre au défi leurs employés, lesquels mettaient au défi leurs enfants pour qu’ils puissent bientôt affirmer d’une voix nette, au timbre stabilisé, que cela tombait bien car ils se trouvaient eux aussi adorer les défis, et étaient impatients que leurs journées en soient pleines à ras bord.
Souvent, Cora se demandait pourquoi elle persistait à absorber chaque jour une dose de cette rumeur du monde. C’était sons sens du devoir – le plaisir de voir plus large – une volonté de se distraire – une forme de masochisme. Ces discours se présentaient comme autant de gélules d’apparence identique ; certaines allaient libérer, en fondant, les molécules d’une lucidité nécessaire, d’autres les toxines d’idéologies enrobées dans le sucre du bon sens, mais c’était dans des proportions qu’il était impossible de préciser, et on ne savait jamais s’il s’agissait d’effets secondaires inévitables ou d’un projet d’intoxication collective.

Dans un paysage urbain et psychologique ponctué par les accidents de personne chers à la poésie décapante de Guillaume Vissac, il s’agira bien ici d’aborder, au-delà du harcèlement managérial – devenu ordinaire – qui se refuse à dire son nom, préférant parler, lorsqu’il y est contraint, de pression des marchés, d’efficacité nécessaire voire de petites natures, ou des vastes plans de « performance » ou d’ « adaptation » qui sont devenus le lot annuel ou pluri-annuel de la plupart des grandes entreprises, la nature réelle d’un bouillon de culture devenu banal : personnes morales (dont l’ironie de l’adjectif devrait être davantage pleinement perçue) et personnes physiques (dont le poids d’un quotidien devenu peu à peu trop complexe ne devrait jamais être sous-estimé), collectif illusoire et individu souverainement esclave (quarante ans de propagande aussi triomphante qu’insidieuse pour séparer les winners des losers et promouvoir les béquilles suprêmes du développement personnel et de la psychologie d’accompagnement ont désormais imprimé en profondeur les rapports sociaux et les ressentis de chacune et chacun), judiciarisation comme par défaut (quelques mois avant la publication de « Cora dans la spirale »Vincent Message a ainsi suivi le procès France Télécom pour un grand journal quotidien), il y a là un ensemble d’ingrédients qui, travaillés par les engrenages et les concours de circonstances que la littérature peut seule magnifier à ce point, nous offre un roman à la fois très beau et très dur (car il faut peut-être bien hausser dans la fiction le degré de cruauté de la vie pour aider à saisir ce qui se joue dessous, en réalité), un texte qui devrait normalement faire intensément réfléchir, en ne devenant jamais didactique et en ne perdant jamais de vue l’humain qui se débat, quoi qu’il en soit, au sein d’une toile d’entreprise d’un rare réalisme.

Autres lectures proposées : Nils C. Ahl dans Le Monde (ici), Ulysse Baratin dans En attendant Nadeau (ici), Sylvie Tanette dans Les Inrocks (ici), Mohammed Aïssaoui dans Le Figaro (ici), ou encore Monica dans Addict-Culture (ici).

Ces trente carnets, et les photos de cette période, et les autres témoignages que j’ai pu recueillir, c’est une archive vivante qui m’est tombée dans les mains par hasard, alors que je ne demandais rien à personne. Ou bien il n’y a pas de hasard, et je cherchais quelque chose de ce genre, sans pouvoir le nommer ni dire pourquoi ça m’était nécessaire. Dans mon entourage, parmi mes amis, ou au journal, les rares auxquels j’ai parlé du projet ont affiché des airs perplexes. Mes oreilles sifflent ces temps-ci : il doit y avoir des gens très bien qui s’inquiètent pour moi en prenant l’apéro. « Tu as vu Mathias, récemment ? Tu ne crois pas que c’est de la folie, son truc ? Qu’est-ce qu’il va perdre son temps là-dessus ? Il lui reste trois, quatre ans tranquille avant de faire des gosses, il a dans le ventre des reportages magnifiques, et au lieu de s’y mettre, il se lance dans cette histoire qui risque de l’engloutir, alors qu’il y a de fortes chances quand même que ça n’intéresse que lui… » Ceux qui disent ça – s’il y en a qui disent ça -, ils ont raison, naturellement. C’est vrai que c’est une toute petite histoire parmi toutes les histoires du monde. Mais seulement jusqu’à temps qu’on se dise qu’il n’y a pas de petite histoire. Et il est sûr aussi que les faits ont eu lieu il y a longtemps maintenant, et que le plus sage serait sans doute de considérer qu’il y a prescription. Ce n’est pas le cas à mes yeux. Les affaires judiciaires sont prescrites ; la mémoire des vies ne devrait jamais l’être. Car aux changements de noms près, c’est de nous qu’il s’agit. Le combat qui a cessé quelque part reprend ailleurs, et c’est le même combat. J’ai envie, j’ai besoin, je n’ai pas d’autre choix aujourd’hui que d’en porter témoignage.

Vincent Message par Astrid Dicrollalanza

Vincent Message - Cora dans la spirale - éditions du Seuil,
Charybde2

l’acheter ici