Libère-toi, cyborg ! Queer, S-F et progressisme vus du côté de ïan Larue

Un essai remarquable, même si un peu confus par moments, sur les liens indispensables entre progressisme radical et queer et expérience de pensée science-fictive.

C’était au milieu des années 1980 du siècle dernier. Nous arrivions à la fin du célèbre Manifeste cyborg. La philosophe étatsunienne Donna Haraway venait d’esquisser pour l’humanité un avenir nouveau, socialiste, féministe et ironique. Elle voulait s’appuyer, chose a priori étonnante, sur sa bibliothèque de science-fiction pour le mettre en œuvre.
Haraway nous abandonna donc avec une pile de livres sur les bras (en 1985, les liseuses n’existaient pas encore). C’étaient les œuvres au programme pour la révolution radicale féministe et cyborg. C’étaient des textes de science-fiction. La question était : comment devenir une cyborg afin d’en finir avec la famille, le patriarcat et le capitalisme ? Les autrices et auteurs (autorices ?) de SF proposé•es à la lecture étaient réputé•es être les « théoricien•nes des cyborgs ». La réponse était dans des romans. De science-fiction.

C’est ainsi que ïan Larue ouvre son singulier projet publié en 2018 dans la belle collection Sorcières de Cambourakis. Sous le nom d’autrice choisi dans ce cas d’espèce par Anne Larue (jusqu’alors professeure de littérature comparée, historienne d’art et autrice de science-fiction), il y a – dès la couverture – un deuxième enjeu essentiel, passionnant, mais qui tend parfois à brouiller quelque peu le sous-titre « principal » de l’ouvrage (« Le pouvoir transformateur de la science-fiction féministe »), celui d’une exploration sans tabous des possibilités concrètes d’écriture non-patriarcale, non-genrée et inclusive.

L’objet de ce livre est de prendre au sérieux ce que j’appelle la liste H, celle des œuvres de science-fiction années 1970 et 1980 que propose Haraway à la fin du Manifeste cyborg. Elle comprend des autorices (auteurs-autrices) comme Octavia Butler, John Varley, Samuel Delany, Joanna Russ, James Tiptree Jr., Monique Wittig (considérée comme autrice de SF aux États-Unis), Anne McCaffrey et Vonda McIntyre. (…)

J’écris ce livre comme un manuel de survie en territoire hostile, un guide pour échapper aux grands phares du sexisme science-fictionnel et se tracer un chemin à couvert. La SF féministe des années 1970 et 1980 étouffe au milieu d’un monceau énorme de scories. Si le point de vue est féministe, en effet, nous sommes au regret d’éliminer sans trop d’états d’âme « les plus grands », comme on dit. Le canon masculiniste, sexiste, raciste et colonialiste qui gère tous les corpus de mémoire, de la littérature à la science en passant par l’histoire, n’est pas de mise dans notre perspective.

Cette science-fiction-là promet donc d’être archi-queer, de dépasser les problématiques de sexe, de race et de genre – oui, même à cette pas-si-lointaine époque ! (…)
Et c’est à la science-fiction, cette « ressource imaginaire », qu’est confié le rôle de théoriser tout cela, d’être le moteur de la nouvelle révolution féministe cyborg ? Sérieusement ?
Oui.

Le résultat de cette quête est extrêmement stimulant, même s’il bute au passage sur deux écueils principaux.

D’une part, s’il est bien entendu totalement légitime, ici, de vouloir traiter du langage, l’aspect « passage en revue des options inclusives possibles », de manière générale et fort loin de la science-fiction elle-même et de ses pouvoirs heuristiques, me semble finalement diluer les analyses que, peut-être, deux visées distinctes (et en conséquence, deux textes disjoints) auraient mieux préservé. Les propos et les ouvertures finement dégagées par ïan Larue en parcourant, avec un réel brio, le « Novice » et les cycles « Patternist » et « Xenogenesis » d’Octavia Butler, la « Trilogie de Gaïa » de John Varley« L’autre moitié de l’homme » de Joanna Russ (en soulignant au passage l’absurdité de la traduction française du titre « The Female Man »), ou encore le « Triton » de Samuel Delany, sont nourries d’échanges captivants avec les travaux directement féministes et queer de Starhawk ou de Sam Bourcier, par exemple, mais ne parviennent pas – dans l’espace limité de ces 220 pages -, à s’y frotter totalement, laissant sans doute la lectrice ou le lecteur dans un état de faim un peu confuse.

D’autre part, la volonté cohérente de définir de manière aussi tranchée que possible les espaces et les limites entre SF traditionnelle masculiniste et SF moderne féministe se heurte, même avec l’aide de spécialistes du genre littéraire, à des zones souvent plus grises que ce que « Libère-toi cyborg ! » (là aussi, en une durée sans doute trop courte) accepte de reconnaître. Il en ressort une vision de la SF qui ne me semble pas vraiment correspondre à la réalité, et en tout cas pas à celle de mes propres expériences de lecture, et une approche critique d’un certain nombre d’auteurs (ou d’autrices) qui me semble trop souvent oublier leur dimension ironique ou satirique, pour n’en retenir qu’une première intention, certes masculiniste, mais qui demandait souvent à être prise à sa valeur de détour. Le cyberpunk du début des années 1980, par exemple, ne me semble pas avoir été pris ici à sa juste dimension, et il me semble délicat par ailleurs d’établir à ce point une SF masculiniste dominante ces années-là, entre 1968 et 1985, disons – et non pas au cours des deux décennies précédentes, où le constat aurait en effet été sans appel (je pense aux textes, bien entendu, et pas aux comportements au sein du fandom) -, alors que les prix littéraires les plus prisés en SF viennent justement alors récompenser Ursula K. Le Guin, Anne McCaffrey, Kate Wilhelm, Marion Zimmer Bradley, Vonda McIntyre, C.J. Cherryh, Joan D. Vinge, Joanna Russ, Tanith Lee, Suzy McKee Charnas, Margaret Atwood, Octavia Butler, Elizabeth A. Lynn, James Tiptree Jr., Nancy Kress, Connie Willis, Phyllis Eisenstein, Pat Cadigan, Lisa Tuttle, toutes autrices qu’il apparaît difficile de taxer du masculinisme ringard tel que décrit dans l’essai de ïan Larue.

Haraway fait le lien avec la science-fiction féministe, fer de lance pour promouvoir la cyborg sur une grande échelle et la populariser. Elle cite Superluminal de McIntyre qui ouvre des voies nouvelles et multiples à l’imagerie cyborg, The Female Man de Russ et les œuvres d’Octavia Butler. Par exemple, dans Dawn de Butler, le vaisseau spatial des aliens, qui devrait être une machine, est en réalité un organisme vivant. La technologie décrite par Varley dans La Trilogie de Gaïa repose entièrement sur le règne végétal.

La dimension militaire et mâlocentriste est donc évacuée par le nouveau modèle de la cyborg, être de chair, incarnée au sens propre dans un monde de hautes technologies mâtinées de biologie qui lui collent à la peau.

La cyborg est une femme qui s’hybride avec un autre dispositif, machine ou animal. Dès qu’elle se trouve ainsi construite, ou plutôt déconstruite, en un composé instable qui jamais ne s’entendra comme un « tout », elle échappe à l’hégémonie psychanalytique qui prétend faire d’elle une pauvre petite chose inférieure à l’homme. Ainsi va-t-elle pouvoir inventer un nouvel inconscient, de nouvelles figurations, de nouvelles narrations. La dimension de lutte contre le genrage féminin forcé fait partie de son existence désassemblée. La cyborg s’affranchit du rapport au père, de la création divine, des religions masculinistes et de ses propres « origines ». Elle n’a rien à voir avec les problèmes d’obsolescence technique, n’étant pas elle-même une robote. Elle ne fonctionne pas seule, mais en groupe : il s’agit de féminisme socialiste. L’affaire du moi individuel masculin sexiste (son âme, son père, son dieu, son destin, son combat, son accompissement, son fils – sa bataille, son triomphe, sa mort) est tout simplement hors sujet. Star Wars ou Spiderman n’intéressent pas la cyborg. Un héros masculin qui se pose des questions sur son origine et son accomplissement, se construit par rapport à une figure paternelle et triomphe des Forces du Mal est pour la cyborg un sujet de discours délirant et irréaliste. Tout au plus se demandera-t-elle pourquoi le père porte un masque de respiration artificielle, sachant que la technologie de l’univers en question semble être capable de mieux que ça.

Au petit double bémol près indiqué plus haut, « Libère-toi cyborg ! », par la vigueur salutaire du choc qu’il organise entre deux domaines de la littérature et de l’expérience de pensée qui sont trop longtemps, de toute façon, restés largement disjoints, constitue une lecture précieuse. Nous rappelant à nouveau l’importance du travail de Donna Haraway et sa puissance heuristique qui s’étend dans des champs ramifiés, bien au-delà des travaux féministes proprement dits et des queer studies, démontrant par l’exemple – comme un Fredric Jameson,  dans un tout autre domaine, avec son « Archéologies du futur » – l’apport décisif de la science-fiction en matière de philosophie pour l’action et le temps présent, ïan Larue nous offre un essai singulier, qui donne à son tour envie de lire plusieurs dizaines d’autres textes, ce qui n’est évidemment pas son moindre mérite en la matière.

Ian Larue

Ian Larue - Libère-toi cyborg - éditions Cambourakis,
Charybde2

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