Desmemoria, mourir pour la canne à Cuba

Parti plus de huit mois à Cuba avec femme et enfants, Pierre Élie de Pibrac s’est intéressé aux coupeurs de cannes à sucre, autrefois âmes de la nation au sortir de la révolution et, aujourd’hui, petit peuple appauvri et surveillé. “Desmemoria” est une révélation et une prise de position in fine, sur cette réalité où l’ombre grise a gangréné les soleils prometteurs d’autrefois.

Pierre-Elie de Pibrac y construit un voyage de l’ombre, esquissant la disparition des cubaines et cubains, réduits à l’esclavage et l’asservissement par cette matière première transformée dans ces immenses usines. Il shoote ce Cuba tombé en désuétude : usines et champs de cannes, villages, habitations, routes, décors, versés à l’oubli, où s’exercent toujours surveillances et délations. Cette photographie ouverte à l’espace est une instantanéité voulue et choisie, afin de libérer ce regard qui raconte l’impasse existentielle de ces condamnés à vivre et y note scrupuleusement les gestes de la vie dans son reflux.

Un travail particulier s’expose ainsi à l’espace galerie du laboratoire Dupon-Phidap, dans une plénitude attentive. Ce travail est le fruit d’une complicité tout autant que d’une amitié entre Thomas Consani, orfèvre en tirage et Pierre-Elie de Pibrac, photographe. Tous deux ont cherché la traduction la plus exacte en matière de tirages,  afin que ces noirs et blancs ne soient ni trop contrastes, ni trop doux, et que les gris aient cette capacité de retenir une lumière “atemporelle”, rendant plus difficile à situer dans le temps historique la période dont ces photographies témoignent ; afin de donner cet éclairage particulier aux propos vécus du photographe dans Desmemoria: un reflux de l’identité des cubains, ces derniers coupeurs de cannes à sucre totalement oubliés  qui ont cru à l’idéal castriste, dont ils semblaient être le symbole, aujourd’hui devenus des laissés pour compte.

DESMEMORIA, sans titre CUBA©PIERRE ÉLIE DE PIBRAC

Les tirages de Thomas Consani sont le fruit d’ une recherche d’atonalié prégnante, afin de doubler conséquemment ce que disent et montrent ces images : la pauvreté et l’indigence de ces ouvriers très surveillés. Tout un panorama de l’absence s’y lit, d’autant que Pierre Élie de Pibrac suit, avec la distance appropriée de ces cadrages, de son cadre pourrait-on écrire cinématographique, l’assourdissement et le désenchantement de ce monde, gagné par la peur, cette lente disparition d’un peuple qui fut alors conquis au castrisme et dont le sourire s’est irrémédiablement figé….

Ainsi naissent ces images dans ces gris choisis, avec une quasi impossibilité à situer plus précisément leur actualité, un présent permanent s’est installé répondant au concept du titre Desmemoria, soit l’impossibilité du souvenir; une dé-mémoire les place ainsi dans un hors-temps figé sur lui même, alors que ces cubains marchent contre le jour, dans la nuit lente, comme avalés par les bâtiments dont les carcasses reposent sous un soleil incertain, à manifester un pays de désolation profonde, en proie à la dépression. La terre, l’air, la lumière, les rues semblent elles-mêmes atteintes du Mal, rongées de l’intérieur, se délitant à l’extérieur. Si bien que les bâtiments photographiés, la grande usine elle-même, ne semble plus habitée que de fantômes et d’ombres. Dans ce contexte, des images touchantes naissent , compagnes endeuillées à la notation précise. La vie, aussi reculée soit-elle en ces lieux, est l’expression d’une fuite en avant, d’une disparition; les objets et les corps, les situations, résistent à cette impermanence, mais pour combien de temps? Tout est suspendu à ce regard qui évoque mélancolies profondes, refus, où fuient autant les toits que les murs gris, au-delà de leurs lignes.

Tout une part de cette exposition se nourrit de ce suivi, scènes de la vie ordinaire sans extravagance, que le photographe note dans des carnets de mémoire, avec infiniment de délicatesse. Sans jugement, cherchant à rencontrer ce peuple-là disparu d’aujourd’hui, au-delà, comme au dedans de ses ombres. Un quotidien parle de toute cette mémoire impossible, historique, politique, qui semble se déliter pour se réfugier dans une mécanique des gestes, une fatigue viscérale. Ces héros de la révolution, face au délitement de leurs conditions de vie, sont ainsi passés de la lumière à l’ombre. Ils ont voulu oublier les raisons profondes de ce changement de statut. Face au régime castriste, ils ont du se rendre amnésiques pour ne pas avoir à faire face à cette réalité, afin de pouvoir survivre dans une immobilité d’un temps aussi machinique que sourd.

Pierre Élie de Pibrac cueille ces images qui naissent à portée de mains, de regards, dans une distance juste, son cadre donne beaucoup de présence aux décors. En naissent des images sur-réelles et symboliques, telles ce  jeune cheval noir qui file au galop, dans une fuite en avant, évoquant le tragique de cette liberté volée. C’est là, sans doute, aussi ce qui fait métaphore et photographie chez Pierre Élie de Pibrac. Cuba est vécu et montré comme une prolongation constante du regard et d’un temps, figé, où les gestes s’absorbent en eux-mêmes, dans cette lumière qui imprègne l’image et la fait immédiatement libre dialectiquement de sa lecture. Tout s’y perçoit et s’y voit, ce noir et blanc si doux de ses contrastes est en soi la couleur de cette impossibilité de mémoire, dans sa déréliction, dans un abandon complet.

DESMEMORIA, cité en ville, ©P.E.de Pibrac,

 Cette photographie ne cesse de courir sur le temps, de faire de ce constat, le partage d’autre chose, grâce aussi à ses références à la grande tradition américaine de la photographie sociale de la FSA, Dorotea lange, Walker Evans, situant l’action dans un champ de conscience où les corps et l’espace sont les tout premiers signifiants. Il est question de trouver la juste expression photographique entre le sentiment profond du témoignage humain (ici plus qu’un constat) et l’emprise politique d’un système qui contraint la vie à refluer dans la pauvreté, partages de la visible et invisible humiliation de l’esclavage subi sous la contrainte, jusqu’au renoncement sacrificiel de soi… constat des effets de la dictature sur la vie.

 Desmemoria est photographiée dans une sensibilité qui perçoit à la fois les signes de ces disparitions, pour en même temps les inscrire dans la mémoire de la peau de Cuba, sans pathos.  Cette photographie ne connait pas d’effets de dramatisation, elle se situe au bord du témoignage  dans une tradition où la propre humanité du photographe trouve à noter les travers de ces vies qui croisent son regard attentif. Celui-ci, symboliquement “accroche” magnétiquement ce qui témoigne dans le champ du visible d’une aspiration à la liberté, vivante encore malgré tout, dont les coupeurs de canne ne se soucient plus si vertement; une fatigue de toujours, de celle décrite par le texte de Zoé Valdès, d’un autre temps, mais est-ce si sur, témoigne. Cette volonté vient s’inscrire dans la déception du photographe, au sein de cette volonté du témoignage et du partage. Et si Pierre Élie de Pibrac rapporte ces ombres de l’errance aujourd’hui, c’est bien, à mon sens pour faire critique des systèmes d’oppressions sur la vie.

DESMEMORIA , pages de gauche slogan castriste, de droite portrait

Toutes ces images ont l’intensité de la présence ajournée d’une autre vie, celle qui semble avoir fui au delà des apparences, de cette réalité de la vie ici à Cuba, en ces instants, ce repli d’une mémoire ajournée, dans l’impossibilité d’une autre réalité.

Dans l’exposition sont exposées deux séries, l’une majeur issue de cette tradition du reportage social FSA, en noir et blanc et l’autre en couleur, plus “art contemporain,” à la chambre, comptant de grands portraits qui font fleurir ces présences à l’oeil, portraits de ces cubains devant leur maison, obligés ces jours là d’en repeindre la façade, parce que c’est l’anniversaire de la révolution. Pierre Élie de Pibrac leur a demandé de faire enfin face à la chambre photographique  et de regarder dans les yeux, de faire face.

Dignes bien que saisis, on peut y lire beaucoup de tristesse, d’abattements, de silences, de tendresses profondes et de fierté, de résistances, d’esprit, même si tous témoignent de violences subies…qui resteront secrètes, on peut en lire la charge et la portée, dans ces regards se loge tout le poids du castrisme.

DESMEMORIA , pages de gauche slogan castriste, de droite portrait

Le Livre Desmemoria publié aux éditions Xavier Barral, alterne avec les photographies noir et blanc, ces portraits dont le filigrane porte les slogans castristes cités dans le livre et relativement invisibles au regard, dans l’exposition, si on ne s’approche pas très près du tirage. Ce filigrane couvre toute la surface de l’image, si bien qu’il s’inscrit dans la peau même du peuple des coupeurs de cannes à sucre, de ces travailleurs de l’ombre, comme marqués au fer rouge de l’invisible invasion de la dictature castriste et de ses litanies. Condamnés à Vivre, mais pas seulement. Le texte magnifique de Zoé Valdès  évoque la petite fille de l’année 1970, quand Castro avait promis au grand frère soviétique dix millions de tonnes de sucre, efforts incommensurables de la réquisition de tous,  fillette de onze ans, femmes et hommes de tous âges, de toutes conditions devant travailler tous les jours 20 heures pendant 40 jours….  ce  in memoriam donne une couleur si particulière au défi d’une nation que celle-ci habite tout le livre et continue à parler comme un rêve, à rouler comme un fleuve lent, les tourbillons de cette vie épique  et militante, fierté des nationaux, aujourd’hui épuisée, mais assez présente pour faire ombre à ce Cuba qui ne cesse toujours de se projeter au devant de sa mémoire enfuie, entre fierté et abattement. Le récit est en soi un coup de poing, un retour du prix que le peuple a du payer dans une souffrance, qui a fait date et qui s’est inscrite à la limite de l’épuisement et de la mort, quasiment héroïquement en son épicentre comme un point aveugle toujours dolent, dramatique et glorieux.

Au sortir de Desmemoria, ne s’entend plus le songe simplifié d’un Cuba autrefois glorieux et déchu, mais cette lente aspiration du temps présent qui voit son sacrifice n’appartenir ni au passé, ni au futur, et résider dans cette impermanence du temps, comme un évènement baroque très controversé.

Pascal Therme, le 19/12/19
Pierre Élie de Pibrac - Desmemoria -> 15/01/20
Espace Dupon-Phidap 74,  rue Joseph de Maistre 75018 Paris
Pierre Elie de Pibrac - Desmemoria - éditions EXB