Londres comme remède à la misère, le dernier polar de Marc Villard

Pour échapper à une galère persistante, deux jeunes de Barbès prennent le bus pour Londres, l’estomac repréhensible, et changent de vie sans même le savoir. Cruel et paradoxalement poétique.

Martin, le plus jeune des deux policiers, tire sur les fils de son casque audio. Il en a marre de Julien Doré. Son coéquipier se nomme Poulain, comme le chocolat. Concernant la couleur, ils sont tous les deux blancs et européens. C’est une erreur quand on s’apprête à serrer Farid Berchiche, un Maghrébin de 30 ans qui transite par l’hôtel Nadir, rue de la Charbonnière à Barbès. Car ceux qui vivotent dans les lieux sont pour la plupart africains. Les deux hommes hésitent à sortir de leur voiture de fonction garée à 30 mètres de l’hôtel, pratiquement à l’intersection avec la rue de Chartres.
– Je le sens pas, l’enfoiré de Farid, dit Poulain.
– On dit à Serner qu’il n’était pas là. On a planqué cinq heures mais le mec s’est pas montré.
– J’hésite. Serner est capable de me baiser pour ma mutation à Rennes.
– J’avais oublié ton plan de carrière.
Poulain ne répond rien. La façade est pisseuse, les passants sont issus de l’immigration. Trois étages. Le fugitif peut s’arracher par le toit. La couverture en zinc est glissante. Quel souk.
– On y va relax, sans annoncer la couleur, dit Poulain. – Comme les Témoins de Jéhovah ?
– Je t’emmerde. Ferme la caisse.
Poulain va sur ses 45 ans. Il a la tête de Goebbels et ressemble terriblement à un policier. C’est d’ailleurs ce que pense le guetteur de Farid qui l’aperçoit par la fenêtre du palier, situé au premier étage du Nadir. Le gamin file dans l’escalier. Les marches, les murs humides, chop, chop, la porte 31.
– Farid, c’est Chouchou, dit-il.
– Ouais, quoi ?
– Les keufs, mon frère.
La porte s’ouvre à la volée sur un Tunisien de 30 ans, survêt gris et torse nu. Une fille Black bouge dans son dos. Il passe la tête dans le couloir.
– Où ils sont ?
– Ils viennent d’entrer dans l’hôtel.
– OK, planque-toi.
Pendant que Chouchou, un guetteur du deal qui fait des extras pour le Nadir, se carapate, Rachid réapparaît, vêtu d’un blouson matelassé, un sac de sport dans la main gauche. Celui-ci contient les bijoux du magasin de la place Blanche, braqué voici deux jours. Dans la droite, le truand serre un Glock à 9 coups qui se soulève à l’apparition de Poulain au bout du couloir.
– Simone, sors de la piaule, hurle Rachid.
La prostituée camerounaise s’exécute, entièrement nue, et rampe au sol dans une tentative de fuite en brasse coulée. Rachid tire trois balles vers le policier mais la réplique est nourrie. Il prend un journal qui traîne sur le linoléum, sort son Zippo et lance sa torche en direction d’un paillasson à l’abandon. De suite, la corde s’enflamme et le plancher prend la suite. Rachid recule au fond du couloir, invisible mais coincé. Le vasistas.
– Simone, aide-moi à grimper.
– Putain, Rachid.
– Vite



Cela fait quasiment quarante ans que Marc Villard nous régale de ses romans, en majorité de bien noirs polars, souvent teintés d’un humour légèrement sarcastique, parmi lesquels beaucoup d’entre nous se souviennent sûrement avec une tendresse particulière de « Ballon mort » (1984) et de « La guitare de Bo Diddley » (2003), ou encore du magnifique et atypique « Les biffins » (2018). Celles et ceux qui suivent ce blog, régulièrement ou non, ne peuvent non plus ignorer son réel art de nouvelliste, que nous évoquions à propos de « Entrée du diable à Barbèsville » (2008).

Terre promise, court roman publié à La Manufacture de Livres en novembre 2019, nous ramène sur des terres comptant parmi les favorites de l’auteur, celles du quartier parisien élargi de Barbès, tel qu’il les arpentait déjà, par exemple, dans « Rebelles de la nuit » (1987), « La porte de derrière » (1993) et « Quand la ville mord » (2006), trois courts romans récemment réunis en un volume dans « Barbès Trilogie », à la Série noire de Gallimard (réédition dont on peut lire la belle chronique de Jean-Luc Manet pour Nyctalopesici).

« Terre promise » est à la fois un roman de la déveine normale, de la débrouille nécessaire, et de la débine inexorable. Jeremy, né sans-papiers en France dans un refuge de migrants, survit chichement en vendant sur internet des originaux inédits du grand Fela Kuti, légués par sa mère, en souvenir d’une autre vie, et se retrouve très littéralement à la rue lorsque l’hôtel où celle-ci se prostituait disparaît, avec elle, dans un incendie. Estelle, en rupture de ban avec sa famille lorraine devenue au minimum étouffante, zone à la gare du Nord et pratique quelques fellations occasionnelles en échange de modestes billets. Lorsque quelqu’un leur propose de prendre le bus pour Londres après avoir ingéré un nombre significatif de doses d’héroïne soigneusement enveloppées, leur vie bascule sans même qu’ils le sachent au départ.

La salle de ping-pong est en réalité un grand bar, situé à Ménilmontant, pourvu de dix tables dédiées à ce sport. Mosquito arrive le premier et commande une bière. Deux prénubiles s’activent autour d’une table à motifs verts et gris, plongeant le nez dans des sodas à intervalles réguliers. Mosquito avale sobrement une bière irlandaise. C’est un Nigérian un peu rondouillard, parlant un français impeccable et un anglais approximatif. Quelques proches connaissent son homosexualité. Jeremy est de ceux-là. Mosquito ne paie pas de loyer, protégé par un vioque, danseur exotique dans une boîte à travestis boulevard Rochechouart.
Derrière le bar, une femme brune se contemple dans une glace murale piquetée de rouille. Du coup, son visage évoque une maladie épidémique. Elle se dévisage longuement et s’amuse à faire ourler sa bouche.
– Tu as les raquettes ? dit Jeremy.
– Yes.
Ils font quelques balles d’échauffement et commencent à aligner des parties à 21 points, à l’ancienne. Mosquito tortille du cul, alignant des balles coupées avec vice, pendant que Jeremy tape comme un forcené sur tout ce qui se présente. Au bout d’une heure, c’est Mosquito qui indique la fin de la partie. Il a gagné, il est content. Ils prennent leurs bières et vont s’attabler près de l’entrée. Autour d’eux, les balles des tables voisines tintent sur le sol carrelé.

Sur un sujet apparent comme celui-ci, à la fois presque parfaitement quotidien et soigneusement glaçant, Marc Villard réussit à nouveau le petit miracle d’associer une tonalité clinique et désespérée, proche d’un humour du désastre qui resterait ancré dans le réel d’un boulet de forçat, à une poésie toujours surprenante, nourrie du contraste entre différents effets de contexte, au premier rang desquels trônent ici les paroles puissantes et pourtant encore dérisoires du grand Fela Kuti.

Marc Villard

Marc Villard - Terre Promise - éditions La Manufacture de Livres,
Charybde2 le 17/10/19
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