Qui est nous ? Une exposition de Philippe Bazin et Christiane Vollaire à Gentilly

D’emblée, ce titre interroge. Qui est en effet ce nous ? Les auteurs du travail exposé qui se questionnent ? Philippe Bazin, photographe et Christiane Vollaire, philosophe, font œuvre commune depuis 1999 sur les terrains de la migration et de l’exil. Ou qui nous questionnent, nous regardeurs, sur ce « prendre part » à la construction d’un monde régi par des politiques néo-libérales édifiées sur des rapports de domination ?

© Philippe Bazin, Série Femmes militantes des Balkans

Les deux auteurs nous engagent dans une réflexion critique sur nos positionnements éthiques et politiques, nos actes citoyens. Qui est ce nous, première personne du pluriel ? Pour y répondre, Philippe Bazin et Christiane Vollaire nous décentrent des discours médiatiques et des illustrations journalistiques et nous montrent un monde à rebours des représentations courantes de migrants véhiculées par une presse avide de sensations.

Ils donnent à entendre les rapports que tissent les hommes avec les structures qui régissent leurs existences et comment, en tant que sujets agissants, ils construisent un espace commun par des solidarités actives, comment ils se dressent, comment ils résistent, comment ils ne renoncent pas, comment ils existent. On est loin ici du photoreportage, peut-être que finalement il n’y a rien à voir sur les images de Philippe Bazin mais tout à sentir, à pressentir, à deviner, à comprendre. Elles sont une invitation à entrer dans l’image, à dépasser sa surface plane, à prendre le temps de lire les mots qui accompagnent les photographies, de les écouter, de regarder les visages et de « prendre part » : c’est là que se construit un « nous » qui inclut le regardeur, générant une transformation de soi pour une transformation du monde.

© Philippe Bazin, sans titre, de la série Faces (Vieillards) 1985-1986.

L’entreprise de Philippe Bazin et de Christiane Vollaire est avant tout un travail de terrain à dimension critique, empreint d’une éthique politique. C’est la reconnaissance de l’expérience vécue et de la parole des sujets, de leur égale dignité et capabilité dans l’espace public, et c’est le partage de cette démarche de rencontre et de reconnaissance dans une photographie documentaire qui allie images et paroles. C’est le pari qu’ils se donnent et qu’ils tiennent : construire de la pensée à partir de situations concrètes de terrain, les vivre, en attester et renverser les esprits. Déconstruire et re-présenter pour un éveil politique.

© Philippe Bazin, sans titre, de la série Adolescents, 1993-1995.

L’exposition prend la forme d’un montage sur deux étages, selon un parcours que Philippe Bazin et Christiane Vollaire nous proposent, parcours allant de « La radicalisation du monde » au rez-de-chaussée à « Femmes militantes aux Balkans » et « Solidarités en Grèce » au premier étage.

« La radicalisation du monde » montre avec une précision chirurgicale des visages de vieillards, de nouveaux-nés, d’adolescents photographiés dans des lieux institutionnels. Travail réalisé entre 1980 et 2003 par Philippe Bazin, ces visages nous atteignent, leur gravité nous touche. Ils nous renvoient à notre condition humaine, leur exposition tient de leur singularité. Ils sont sujets, ils agissent sur notre conscience, c’est un « nous » qui se noue.

© Philippe Bazin, sans titre, série Femmes Militantes des Balkans, 1999-2002.

« Femmes militantes aux Balkans » est un travail réalisé en 1999 à la fin de la guerre du Kosovo et il donne la parole à des femmes de l’ex-Yougoslavie et d’Albanie engagées dans des luttes de résistance. Premier travail en commun de Christiane Vollaire et Philippe Bazin, elle dialoguant avec ces femmes et lui les photographiant. Les militantes défendent la valeur de la pluralité, du cosmopolitisme et d’une unité construite à partir du divers et de l’échange, elles plaident pour que le projet politique de reconstruction des Balkans soit aussi le modèle de reconstruction de l’Europe. Comme le dit l’une d’elles, Svetlana Slapzak : « Le futur des Balkans est le futur de l’Europe unifiée ».

© Philippe Bazin, série Solidarités en Grèce

« Solidarités en Grèce » est un projet ayant bénéficié d’une bourse de recherche du Cnap, réalisé sur deux années, en 2017-2018. Christiane Vollaire et Philippe Bazin y relèvent le défi de rendre visibles et audibles, par les images et les entretiens, les solidarités sociales et internationales qui se nouent en dépit des injonctions économiques européennes dans une Grèce considérée comme un laboratoire des politiques migratoires. De Théssalonique à Athènes et en Chalcidique, puis de l’île de Lesbos à Ikaria, puis de l’Épire à Patras et à la Macédoine occidentale, les deux auteurs élargissent leur champ d’investigation et creusent plus avant la question de ce « nous », force de résistance contre les violences policières, la défaillance des politiques et la répression envers les migrants.
Cette fois, ce sont les entretiens qui sont en première ligne : Christiane Vollaire les mène et Philippe Bazin photographie selon un même protocole les personnes qui s’entretiennent avec elle. Celles-ci ne regardent pas le photographe, les visages sont légèrement décentrés et concentrés sur la parole adressée à leur interlocutrice. L’intention est d’évacuer l’anecdote personnelle pour dire l’essentiel : comment ce « nous » se construit dans des solidarités face aux violences des pouvoirs. Et c’est ce que disent les extraits des propos retenus sur les panneaux qui ponctuent l’exposition, comme celui-ci :

« La première des solidarités est la solidarité active pour aider les gens à survivre. La seconde est la solidarité pour résoudre les principales causes dont résultent ces phénomènes : la solidarité politique […] On ne veut pas seulement aider les réfugiés mais changer les politiques sociales. Parce qu’aider les réfugiés est le plus simple ; mais le plus difficile est de changer les politiques sociales. » N., 62 ans, syndicaliste et militant, entretien du 6 août 2018, Patras.

De même, en légende de chaque image, un cartel précise les initiales du prénom et du nom de la personne, donne des éléments factuels de sa situation ainsi que la date et le lieu de l’entretien. Ce ne sont donc pas des anonymes ou des invisibles qui font face au regardeur, comme c’est souvent le cas dans les reportages documentaires.

© Philippe Bazin, Mineur en retraite, militant contre l’ouverture de la mine d’or de Skouriès, Calcidique, Grèce, 2017

Infatigables, engagés et convaincus que l’art est une force politique lorsqu’il sort de la marchandisation, Philippe Bazin et Christiane Vollaire signent une photographie documentaire alliant esthétique, politique et philosophie de terrain, faisant voir et entendre, hors de toute vision victimaire, la parole et la pensée de celles et de ceux qui résistent aux puissances de domination et d’oppression et qui leur opposent la fragilité des existences menacées et la force des solidarités que celles-ci nouent entre elles.    

Christine Delory-Momberger le 7/11/19

Philippe Bazin et Christiane Vollaire - Qui est nous ? -> 10/11/19
Maison de la photographie Robert Doisneau -
1, rue de la Division du Général Leclerc Gentilly

© Philippe Bazin, Professeure de biologie mise d’office en retraite, responsable de la pharmacie à la clinique solidaire autogérée de Elliniko, Athènes, Grèce, 2017.