Au quotidien de l'immonde avec David Dufresne

Dans l’horreur sordide de la prise de décision en matière de maintien de l’ordre sauvage. Poignant et brûlant, brillant et glaçant.

Un cri, un hurlement d’après la douleur, inconnu et interminable, une stridence de l’impensable.
Étienne Dardel, sursauta, pétrifié.
C’était un cri indéfini, un homme, une femme, difficile à savoir. Il durait l’éternité de neuf secondes, avant qu’une femme en blanc ne surgisse de la droite de l’écran, enserre la victime et l’accompagne dans une course folle au pied du mur d’enceinte de l’Assemblée. La street medic criait à son tour, cordon ! cordon ! cordon !

Au sol, un bras n’avait plus de main. L’image était effroyable par ce qu’elle montrait et comment elle le montrait de façon clinique, du sang, et des tendons ; de la chair qui pend, et une vie qu’on prend.
Et les autres street medics qui se précipitent, en blanc, croix rouge sur le casque, le cordon qui se forme et, à nouveau, un cri, mais différent, un cri-chorale, dix, vint, trente manifestants qui hurlent ensemble, d’effroi et de colère, les putes les flics !
Un hurlement – et une cavalcade.
C’était un soir de février, avec sa pluie fine et agaçante, son froid humide, et ses milliers de marcheurs qui zigzaguaient dans les bas degrés et les beaux quartiers, en quête d’une liberté prise à des ennemis pas toujours bien définis – à l’État, aux voitures, aux JT, à l’ordre établi.

Dardel sentit des larmes couler. C’était sa cinquième main arrachée, en deux mois. Il suffoquait, il pleurait comme un gamin, lui qui en avait trois, et la vie déjà bien entamée, mais il s’épuisait à visionner encore et encore les images.
Pour être sûr, pour bien comprendre l’incompréhensible, ces armes de guerre envoyées sur des civils, en plein Paris. Les images fusaient maintenant de partout, sous tous les angles, côté gendarmes mobiles, côté manifestants, en Facebook live ou en Twitter Periscope, parfois grossies, ralenties, zoomées, dézoomées, avec ou sans sigle, avec ou sans floutage, avec ou sans façon.
David prit son clavier :

allo @Place_Beauvau – c’est pour un signalement 412
Attention IMAGES TRÈS DURES
Main arrachée devant Assemblée nationale, 19 h 30
Grenade explosive #GLI-F4 (comprend 25 g de TNT).
Paris, #ActeXIII, @EtienneDardel

Les images avaient été tournées par une vidéaste, intrépide et impeccable, de toutes les manifs sauvages depuis le début du mouvement, capable de tenir sept ou dix heures d’affilée, non stop et non fiction, précaire comme la plupart de ses pairs, une génération spontanée qui filmait ce qu’elle vivait au quotidien, l’injustice et l’écrasement.
Étienne Dardel pouvait distinguer le moindre détail. Au loin, la garde statique des riches décorations en bronze doré du pont Alexandre III ; plus proches, les grilles de l’Assemblée, puis le brouillard des lacrymogènes, les palets des grenades, les masques, les casques, les silhouettes déterminées, celles un peu perdues, les corps entraînés et les enjambées entraînantes, les déchets des uns et des autres, drapeaux déchirés et douilles explosées – et la Seine, et toute la scène. Une bataille suprême et désuète du pavé parisien, sublimée par le cadrage fragile.

Dardel était au cœur de l’action, chaque samedi une nouvelle séance, avec ses tensions du regard et ses joies de slogans. Dardel y allait comme au front, le cinéma de son quartier, le cinéma direct, sans filtre, sans script ; la vie même dans ce qu’elle a de plus saisissant : la tragédie humaine.
Le monde avait bien basculé : ce qui n’était qu’un mythe de sa jeunesse, les snuff movies, était devenu une réalité, sa réalité, son quotidien : le trépas live, les gueules cassées en direct, les mutilés sous ses yeux, c’était possible, terrible, et c’était maintenant.

Depuis le 4 décembre 2018, le journaliste David Dufresne effectue un inlassable travail de recension, celui des témoignages, les plus précis et factuels possibles, des victimes de la répression policière depuis le début du mouvement des Gilets Jaunes : « simples » coupures et contusions le cas échéant, mais surtout yeux crevés, mains arrachées, voire décès attribuables directement ou indirectement aux charges et aux tirs des « forces de l’ordre ».

Avec ce « Dernière sommation », publié chez Grasset en octobre 2019, il plonge dans le travail romanesque, non pas pour trafiquer les faits de répression eux-mêmes, hélas infiniment parlants sans aucune retouche, mais pour pouvoir plus librement et plus efficacement s’infiltrer dans les coulisses du pouvoir politique qui a pu ainsi, en l’espace de quelques années, modifier profondément et violemment les conditions d’exercice du « maintien de l’ordre à la française ».

– Les mots ont un sens.
C’était la phrase fétiche du Patron. Frédéric Dhomme, 57 ans, dont trente passées ici à la Préfecture de Police de Paris, l’État dans l’État. Frédéric Dhomme connaissait la boutique mieux que personne. Des préfets, il en avait connu, des pièges, esquivés par dizaine ; des pressions, subies par centaines – sans flancher. Frédéric Dhomme était le grand flic, serviteur de l’État, discret, craint de ses subordonnés, apprécié de ses supérieurs ; à la fois solide et anguille, à l’aise dans les intrigues et suffisamment retors pour avoir l’air de ne jamais avoir l’air.
– Les mots ont un sens, insistait-il.
Son embonpoint était un signe : suivez-moi, et vous vivrez bien. Les galons sur les épaulettes faisaient le reste. Dhomme, s’il n’inspirait pas confiance, forçait le respect. Il avait la veulerie requise avec les supérieurs, et l’autorité nécessaire avec les autres. Sa carrière parlait pour lui, comme les médailles dans sa vitrine. Depuis son divorce, il n’était plus tout à fait le même, son bégaiement avait repris de plus belle, mais chef il restait. Et dans ce théâtre c’était bien ce qui comptait : on pouvait être mauvais acteur, ou du moins fébrile, seuls importaient le rôle – et les répliques. Dhomme était les deux : fragile et cassant ; touchant à force d’être insaisissable.
Face à lui, un aréopage de chefs d’état-major, à qui, lui, le grand patron de la DOPC, la Direction de l’ordre public et de la circulation, il revenait de cadrer les ardeurs. Son bureau était assez massif, de quoi disposer de grandes cartes sur une grande table, avec antichambre pour conversations discrètes, et espace protégé pour cigarettes électroniques proscrites. Ses officiers connaissaient la musique, et l’endroit. Tous rêvaient d’en être un jour le chef d’orchestre. Et tous savaient que tous le savaient, à commencer par Frédéric Dhomme lui-même.

On connaît, au moins depuis sa superbe enquête « Tarnac, magasin général » (2012), sur l’un des plus insidieux fiascos judiciaro-policiers de ces dernières années, – mais c’était déjà le cas avec son documentaire « Prison Valley » de 2010, par exemple -, la rigueur de David Dufresne dans la transmission des faits, et sa capacité à trouver l’accès vers le dessous des cartes économiques, judiciaires et policières, grâce à des informateurs souvent inattendus, et à un sens de la perspective qui le place parmi les meilleurs journalistes d’investigation contemporains. Et bien davantage que les faits de la répression, horribles, et bien documentés par ailleurs (même si, le roman le mentionne, ce n’est guère sur les grands médias généralistes qu’il faut compter, actuellement, dans ce domaine – à de très rares exceptions), c’est bien sur l’architecture de la prise de décision que se concentre, avec intelligence et pénétration, l’auteur « de fiction » à ce stade. Saisir comment – et l’on retrouvera certains des mécanismes délétères déjà mis à jour lors de l’affaire de Tarnac, mais aussi certains courants souterrains de l’État profond superbement mis en scène, par exemple, chez le Jérôme Leroy de « L’ange gardien » ou chez le François Médéline de « La politique du tumulte » et de « Tuer Jupiter ») – un fond idéologique largement vicié se conjugue avec une fébrilité politique rare, comment une absence de colonne vertébrale autre que l’intérêt économique des puissants et la nécessité médiatique de gagner, comment enfin des soucis personnels (qu’ils soient liés à un conseiller présidentiel voulant faire étalage de ses muscles ou à un divorce malencontreux dans les états-majors opérationnels) et des haines individuelles cuites et recuites, mêlant jalousies et ambitions, prennent le pas sur une vision assainie de la situation : c’est avant tout à cela que David Dufresne consacre le roman de son alter ego Étienne Dardel, et comme c’est souvent le cas aussi chez Dominique Manotti ou chez DOA, qui se consacrent en revanche rarement à d’aussi brûlants sujets d’actualité (on songera alors davantage, peut-être, à Serge Quadruppani), le résultat de cette investigation fictive mais extrêmement bien documentée est fort puissant et largement glaçant.

Les street medics avaient formé un cordon et passé un accord avec les gendarmes mobiles : c’est bon, oui, ils pouvaient emmener la blessée à l’abri, entrez ici, la grille au fond, puis la porte visiteurs sur votre droite. Vicky se retrouva propulsée au cœur du pouvoir, dans la salle des Quatre Colonnes où les pompiers avaient installé leur poste avancé.
Vicky s’amusait de l’ironie de l’histoire : elle qui ne votait pas, elle qui luttait contre un Etat qui ne représentait que lui-même et ses serviteurs ; elle était là, dans cette salle des jours de questions parlementaires, où élus et journalistes se prêtent depuis toujours au jeu imbécile de la petite phrase. Ce jeu dont Vicky et les siens avaient décide de modifier les règles.
Vicky voulait appeler sa mère, lui raconter ; sa mère refusait de rire à sa mauvaise blague, à son histoire de main arrachée et de perchoir, de République abattue et de mutilation, de sang et de pompiers. La douleur se réveilla à ce moment-là, la secrétion d’endorphines ne pouvait plus rien, le mécanisme de protection céda – et la mère de Vicky comprit.
On ne jouait plus.

David Dufresne - Dernière sommation - éditions Grasset
Charybde2 le 4/11/19

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