10/35 L'Homme-Sang fait une rencontre inattendue

Trois jours après son agression, Biaise a reçu la visite nocturne d'un mystérieux individu qui disait s'appeler Bill. Biaise ne connaîtrait jamais son vrai nom. Si personne ne sait quand se produira la fin du monde, en ce qui nous concerne, on peut affirmer avec certitude que la merde a commencé à toucher le ventilateur le soir où Bill a fait irruption dans la vie de Biaise.

Biaise avait un coup de mou. Il se sentait vieux et énorme. Beaucoup plus vieux et énorme que son physique peu avantageux ne le laisse croire. Tous les os et le gras le hurlaient dans son corps. Dans sa tête, les montagnes russes. Allégresse et atonie circulaient entre son système limbique et son cerveau entérique, en bas, dans l’abdomen.

Le miroir, qui lui faisait face, reflétait l'image d'un gros pâté de viande, étendu dans un fauteuil, la nuque en appui sur l'arête du dossier, les yeux dans le vague, l'air songeur, hagard, ou inquiet ( selon le point de vue ), cernés de fatigue en tout cas.

Biaise avait le poids d'un âne mort sur les épaules.

Les mains croisées sur le ventre, il ne bougeait plus. Le moindre mouvement lui coûtait une énergie folle. Il avait déboutonné sa chemise à manches courtes. Elle était trempée. Sous les bras, les poils étaient collés. Une pellicule de sueur lui nappait la poitrine. Il ressemblait à un canard laqué avant de passer à la rôtissoire ou à un rescapé d'une embuscade dans la jungle birmane. Il avait désespérément besoin d'une bonne douche froide ou d’une pause dans le congélateur, mais il était incapable de se lever. Il poissait et dégageait une odeur nauséabonde. Mélange de transpiration, d'alcool et d'un on ne-sait-quoi de fétide. Un hématome de la taille d'un gros steak mauve s'étendait au milieu de son dos et un autre comme un œuf lui décorait le flanc. Son corps réagissait ( mais à quoi ? ), et il ne ressentait rien.

Biaise avait oublié la sensation de la douleur, le mal était plus profond. Une angoisse qui ne le lâchait pas une seconde, comme un caniche nain qui lui aurait mordillé le cerveau.

Biaise a vu la porte s'ouvrir dans le miroir. Par quel coup de vice, l’intrus avait réussi à libérer les trois verrous, il ne le saurait jamais non plus ( Bill avait les outils et les compétences nécessaires en serrurerie ).

Est entré un prototype de l'anglo-saxon blanc et protestant, identifié au premier coup d'œil. Une partie de son existence à voir les séries et les films américains avait affûté le regard de Biaise. Dans les 35, 36 ans, peut-être plus, le type aurait pu jouer dans un de ces vieux films en noir et blanc, peuplés de héros virils, au menton carré, des beaux gars, Kirk Douglas, Burt Lancaster, Bogart, ce genre d’un autre âge, aptes à séduire les femmes fatales au regard par en-dessous, des Lauren Bacall, ni bancales, ni banales. Des mecs durs et cool à la fois, « J’en ai dans le pantalon, y’a pas grand-chose qui m’impressionne. » Une serviette de cuir pendait au bout de son bras. Dans son pardessus gris, il se tenait très droit, militaire, comme sa coupe de cheveux, au rasoir. Mais le premier trait distinctif, c'était son regard. D'une intensité terrible et froide. Des yeux bleus à révéler les faux-semblants, à arracher le vernis de civilisation, qui vous laissaient à poil, parce qu'ils avaient tout deviné ou presque, même s'ils ne pouvaient pas tout supposer. Si, dans une vie antérieure, Biaise avait été Leonard de Vinci et que son but aurait été de personnifier l'intelligence, c'est le visage de ce mec qu’il aurait choisi. Pour le génie, on hésite entre Orson Welles et Picasso, ainsi que pour la folie, comme on le sait, la frontière entre les deux est très mince. Biaise avait dû lire ça une fois dans un éditorial d’un de ces hebdomadaires mis à la disposition dans les salles d’attente. Ou il l’avait vu à la télé. C’est dingue le nombre de petites choses que retient le cerveau et qui vous passent fortuitement par la tête. Le visage de Bill respirait l’intelligence, comme d’autres respiraient la connerie. Toutefois, rencontrer des mecs très futés avec des regards de veau et des abrutis avec des yeux d’aigle n’était pas exclu. Les visages ne sont composés que d’exception à la règle. L’hérédité est une putain de loterie.

Sans barbe, Biaise conserve une tête d’inspiration socratique. Une autre façon d’avouer sa disgrâce et ses traits massifs, rien de subtil ou d’épatant, il a été salement gâté par la nature. Une fente pour les yeux, un nez épaté, des bajoues tombant de chaque côté d’une petite bouche, de grandes oreilles et un crâne chauve (après le rasage du peu de cheveux qu’il lui reste ) lui donnent un air irrésistible de satyre à la grecque. Biaise aurait pu servir de modèle à Rubens ou à Van Dyck, mais c’est une mince consolation. Dans un monde de dieux, de faunes et de bacchantes, on louerait et partagerait ses ivresses, tous ses excès. Ici-bas, Biaise n’est que laid, « J’emmerde la mythologie. »

Bill a jeté un regard circonspect et critique autour de lui, mais on suppose que c'était le regard qu'il jetait sur le monde en général. Il n’a pas prêté attention au congélateur-coffre, pas plus qu'au frigo, Tant mieux. Il s’est fixé sur le splendide spécimen de quadragénaire au bout du rouleau, que les taches de moisi du miroir constellaient de points noirs.

- Ça ne vous fait rien de vous voir à l'envers ? En Italie, on dit que ça porte malheur de regarder quelqu'un dans un miroir. Vous savez, je crois que les Français sont le peuple le plus narcissique du monde. On dirait que vous avez inventé l'égo et les miroirs. Les deux font la paire. Pas étonnant que la galerie des glaces fasse la fierté du château de Versailles, vous adorez vous regarder. Dans les rues, il est impossible de se balader sans tomber sur son reflet. Partout. C'est une épidémie. Dans les cafés, les restaurants, les magasins, les boutiques, les salons de coiffure, les miroirs se multiplient. Combien de fois je me suis retrouvé face à une immense glace dans une chambre à coucher, et parfois même accrochée au plafond. En Angleterre, les miroirs sont mal vus. C'est l'une des très rares choses que partagent les riches et les pauvres. Dans les taudis comme dans les plus somptueux châteaux, les gens n'aiment pas trop croiser leur reflet. A croire qu'ils ne s'aiment pas tant que ça. Vous, les Français, vous vous caressez l’égo dans le sens du poil.

Drôle d'entrée en matière. Drôle de type. Intéressant. Biaise s’est redressé en grimaçant de fatigue avant de faire pivoter son fauteuil.

- Désolé, mais je manque de siège.

- Aucune importance, je peux rester debout.

Biaise ne lui a pas proposé un rafraichissement. Aucune envie d’ouvrir le frigo et de courir le risque qu’il constate que plus de trois kilos de steak haché et des escalopes de veau géantes remplissaient les différents niveaux de rangement ( à peine de quoi tenir deux jours ). Ce détail aurait pu éveiller sa curiosité. Biaise voulait éviter de se lancer dans des explications hasardeuses. Bill ne le croirait jamais s’il suggérait la crainte d’une hypothétique pénurie ou d’une flambée des prix des denrées alimentaires qui ne manquerait pourtant pas de se produire dans les prochains mois.

- Vous sortez de quel film ?

- Du plus extraordinaire de tous, intitulé la réalité, monsieur Biaise.

L’homme s’est donc présenté sous le nom de Bill, tout simplement Bill, puis il a ajouté que c'était très important qu’ils discutent ensemble. Il a même employé le mot vital.

On a échangé en français. Les femmes devaient trouver sexy la pointe d'accent américain de Bill. Il aurait pu s'exprimer en allemand, langue qu'il maitrisait aussi bien que sa langue natale et le français ; très tôt, il s'était montré doué pour les langues, il se débrouillait bien en espagnol, en italien, en russe et en arabe, et se défendait pas mal en chinois. Biaise comprenait l'anglais et le parlait de façon suffisamment correcte pour se faire comprendre. Il ne se souvenait pas de l'avoir jamais appris. Son existence était un gruyère. Pleine de trous.

Dans sa langue maternelle ( et la paternelle ? ), Biaise savait jongler un peu avec les mots et les vider de leur substance, et dans quel but ? Vomir sur le monde, et sur ce qu'il lui avait fait. Le manque qu’il éprouvait. Les questions sans réponse. Une des raisons pour laquelle la rage pouvait s’emparer de lui à tout moment. Penser positif. Penser à quelque chose de froid. Un corps froid. Un cadavre.

- Ce n’est pas marrant de se faire tabasser. Une agression, ce n’est pas toujours facile à digérer, monsieur Biaise, non ? Corrigez-moi si je me trompe...

Bill savait aiguiser l’appétit de quelqu'un, on ne pouvait pas lui retirer ce don. Biaise a fait un bond dans le fauteuil, comme si Bill lui avait balancé un gant mouillé à la figure. Il l’avait sorti de sa torpeur, le yankee. Biaise ne sentait plus sa nuque ankylosée, disparue la fatigue. Il a balbutié quelques mots incompréhensibles, puis hoché et secoué la tête un certain nombre de fois comme un demeuré. Bill confirmait toutes ses angoisses. Biaise était sous étroite surveillance. On l’avait repéré. Son cerveau a commencé à faire de la pulpe avant qu’il puisse réussir à articuler mais comment vous le savez et qui êtes-vous, bordel ?

- Disons que ces questions sont sans intérêt. Mais rassurez-vous, je suis ici pour vous venir en aide. Il se trouve que j'œuvre pour une personne, fortunée et célèbre, une personne qui cherche à rendre le monde meilleur tout en souhaitant garder l'anonymat. ( Bill a eu un léger froncement de sourcils. ) Vous n'avez rien contre les juifs, monsieur Biaise ? Veuillez m'excuser d'être aussi direct, je suis sûr que non, mais je dois quand même au préalable vous le demander. Mon employeur en fait une question de principe.

- Je pourrais toujours vous mentir.

- J'ai une certaine expérience du mensonge. Faites-moi confiance.

- Alors je vous dirai qu'au vingtième siècle, les juifs nous ont donné deux génies que j'admire énormément. Samuel Kaufman et Charlie Rausenberg. Le monde aurait été moins riche, sans eux.

- Ah oui ? Connais pas.

- Normal, je viens de les inventer. Qu'est-ce que vous voulez que je vous réponde ? J’aime bien ce petit juif qui s’était mis à la colle avec sa fille adoptive, pas qu’une mince prouesse dans un pays aussi puritain que le vôtre. Woody Allen, c’est mon genre de juif. " Tout ce que vous voulez savoir sur le sexe sans jamais avoir osé le demander " était un titre très prometteur, mais une belle arnaque en fait. C'est quoi, le génie ? Personne n'en a le monopole.

- C'est vrai.

- Alors soyons clairs. Les juifs, j'en ai rien à battre, pas plus que des arabes, des chinois, des eskimos, des français, des bébés phoques et des baleines, je me fous des races et des espèces. Vous voulez en venir où, Bill, avec vos propos au sujet des juifs ? Découvrir l’antisémite qui pourrait sommeiller en moi ?

- Vérification de routine. C'est juste que mon employeur peut se montrer capricieux, comme tous les gens très riches.

- Il y a un détail qui me turlupine. Qu’est-ce que j’ai à voir avec vos affaires ?

- Eh bien, c'est les gens de l'Ikeabana qui m'ont conduit jusqu'à vous. ( Un sourire d'une froide malignité s’est dessiné sur le visage de l'homme qui disait s'appeler Bill. ) Notez que si j'avais voulu vous trouver sans eux, ç'aurait été un jeu d'enfant.

A la mention d'Ikeabana, Biaise s’est raidi. C'était la troisième personne à prononcer ce nom, ce qui ne présageait rien de bon. On ne pouvait plus parler de hasard ou de coïncidence, mais de hasard signifiant ou de loi karmique.

- Ces points acquis, mettons-nous d'accord. L'Ikeabana, ça vous dit bien quelque chose?

- Vaguement. J’ai fait des recherches sur le Web, poussé par la curiosité, mais c’est un tissu de fantaisies enrobé de légende folklorique. Il est question d’un ouvrage écrit au Xième siècle par un Suédois, Olaf Kamprad, c’est ça ? Il n’en existerait qu’un seul exemplaire, mythique, introuvable. Kamprad aurait inventé le premier art martial européen, baptisé Ikeabana. Ses enseignements seraient contenus dans ce fameux bouquin. Mais personne ne peut donner un seul exemple des trouvailles de Kamprad. Se faire une idée de ce que représente l’Ikeabana est un défi à l’imagination.

- Détrompez-vous. L’Ikeabana se pratique, il n’a jamais disparu. Il a fait des émules, son enseignement a traversé les siècles. Il était juste en sommeil. Une société secrète franco-anglaise est très impliquée dans sa renaissance en Europe. C’est très probablement un de ses membres qui vous a cassé la gueule en vous menaçant.

- Une société secrète, et puis quoi encore ?

- Laissez-moi vous faire un rapide topo.

A l’origine, cette société, fondée à la fin du dix-neuvième siècle, était uniquement britannique. Bill ne précisa pas son nom. Sa créatrice était une femme, Monica Jonsson. Une immigrée, descendante d'Olaf Kamprad. Ceux qu’elle a initiés se faisaient appeler les Supérieurs Inconnus. Leur identité a toujours été tenue secrète. Leurs actions sont toujours restées inconnues du grand public. Après la seconde guerre mondiale, cette société très hermétique s'était scindée en plusieurs groupuscules qui avaient essaimé un peu partout en Europe. La guerre froide avait considérablement ralenti leurs activités. Tout avait changé depuis la chute du mur de Berlin. La révolution du Web et le glissement à droite toute des pays européens avaient permis la réactivation de tous les groupuscules. Ils avaient renoué des liens solides et étaient décidés à passer de nouveau à l’action.

- D'où vous tenez ces renseignements ?

- Eh bien, c'est mon job, j'ai mes sources. Ce qu'il est important de savoir maintenant, c'est que les différentes factions sont en train de se regrouper. La branche franco-anglaise s’est alliée à la suédoise et ils ont pris des contacts en Allemagne et en Russie, pour unifier leurs forces.

- D'accord, mais ça ne me dit toujours pas en quoi ils représentent un danger ?

- Oh, c'est simple. Comme toute société secrète, ou secte, appelez ça comme vous voulez, il y a un enseignement ésotérique, des préceptes. Ceux de l'Ikeabana sont particulièrement gratinés. Les délires d'Olaf Kamprad sont un modèle du genre. Et les membres actuels sont encore plus barjots que leurs prédécesseurs. Un vrai nid d'illuminés et de sociopathes.

Biaise a haussé les sourcils. Bill était l'homme de tous les délires. L'homme n'était intéressant que sous l'angle de la déraison, de l'absurde, de la folie furieuse. Biaise était bien placé pour le savoir, il en en était une des incarnations.

- C'est quoi ces conneries ?

Bill a souri.

- Pour l’instant, ne comptez pas sur moi pour vous donner les détails. Tout ce que je peux vous dire c'est que ça touche au comportement humain, la possibilité de le modifier, de repousser certaines limites.

Un court silence, que Biaise a mis à profit pour cogiter. Bill a jeté un œil sur le congélateur-coffre. Vite, détourner son attention, dire n'importe quoi.

- Votre gars Olaf a fait mieux que les moines de Shaolin ?

- Pas exactement. C'est plus absurde et dément que ça.

Une drôle d'expression est passée sur le visage de Biaise. Comme une ombre. Et dans ses yeux, une étincelle rouge. Une expression que Bill ne pouvait pas connaître ( et c’était pourtant un expert de l’âme humaine ). Elle venait d’ailleurs.

- Je passe mon tour. J’ai horreur des devinettes

- Je ne peux pas vous en dire plus pour l’instant. Mais je pourrais vous informer de faits complètement ahurissants, croyez-moi sur parole. Si vous pensez qu’on a touché le fond, vous êtes loin du compte.

Le ton grave et sinistre de Bill aurait pu doubler celle d’un tueur sadique dans un film de série Z. Bill n'était certainement pas le genre de type à déconner, Biaise en était à présent convaincu.

- Et pour quelle raison je les intéresserais ?

- C'est simple. Vous les gênez. Leur premier avertissement a tourné au fiasco. Non seulement Burton Jr. ne vous a pas intimidé mais il s’est fait tourner en ridicule par un gros lard.

L’esprit de Biaise, qui avait parfois la fulgurance d'un solo de triangle, n’a fait que deux tours et demi. Son cerveau cramé a fait le reste.

- Minute, Burton Jr. ? Vous voulez parler de l'espèce de minet anglais qui m’a pris la tête l'autre fois sous le prétexte que je l’avais bousculé ? Vous n’êtes pas sérieux ?

- Oh que si. C’était planifié. Il vous attendait. Réfléchissez deux secondes. Qu'est-ce qui vous a mis sur la piste de l'Ikeabana ?

- D'accord, admettons que vous ayez raison. C’est qui ce Burton Jr. ?

- Le fils de celui qui se voit déjà à la tête de l’Ikeabana. Un homme puissant et redoutable.

- Mais en quoi ça me concerne ? Je vis en ermite. J'évite autant que possible la race humaine.

- Il ne s’agit pas de ça. Vous ne savez pas dans quoi vous avez mis les pieds, vous n'en avez aucune idée... Votre principal tort, c'est de connaître l’existence de l'Ikeabana, tout simplement. Vos deux agresseurs ont commis une erreur. Ils ont prononcé le mot qu’il ne fallait pas. Celui qui n’aurait jamais dû sortir de leur bouche. Ceux qui tirent les ficelles tiennent à rester dans l’ombre. Vous n'êtes pas encore une menace, mais vous pourriez le devenir, si vous vous entêtez. Ils ne veulent prendre aucun risque. Leur machine est lancée.  ( Il a marqué une pause. ) Ils ne veulent pas qu'un obstacle, quel qu’il soit, se mette en travers de leur route. Moi, ils ne me connaissent pas. Et mon rôle, c'est de les empêcher de parvenir à leurs fins. ( Il a serré le poing, l’a vrillé en l'air, très théâtral. ) Par tous les moyens.

- Très bien, super, merci pour les infos, mais pour moi le chapitre Ikeabana est clos. Je n’ai guère envie d'en savoir plus.

Bill a regardé Biaise droit dans les yeux.

- Vous ne pouvez plus faire machine arrière. Il est trop tard.

Biaise a secoué plusieurs fois la tête en clignant des yeux.

- Ah oui. C’est ce que vous croyez ? Attendez, je vous vois venir... Ne me dites pas que vous avez pensé à moi pour vous aider à contrecarrer leurs plans ? Vous êtes malade. Putain, je suis quoi ? Je sais pas trop, mais certainement pas un homme de main...

- Très bien, à votre guise. Mais je ne suis pas certain qu’ils vous lâcheront aussi facilement.

- Et alors ? On verra le moment venu. Ma vie est ce qu'elle est, pas brillante peut-être, mais je fais avec. J'en tire encore quelques plaisirs.

Bill a pris un air malicieux.

- Après tout, vous avez peut-être raison. Ils vont peut-être vous laisser tranquille.

- Une seconde, Bill. Quand vous avez dit que je les gênais, ça sous-entendait que c’était avant même que j’entende parler de l’Ikeabana ?

- Exact. Vous êtes une sorte de symbole. Vous représentez tout ce qu’ils détestent. Ils voulaient faire un exemple, mais le nom de l’Ikeabana ne devait pas apparaître. Maintenant, il est trop tard. Ils doivent rectifier le tir. ( Bill a marqué une pause infime. ) Qu'est-ce qui vous retient, Biaise ? Vos obligations mondaines ? Les maîtresses d’une nuit que vous caressez dans vos rêves ? Votre prochaine chronique ? Si c'est le cas, dites-le moi tout de suite, ça m'évitera de perdre mon temps avec vous. Je vous laisse à votre vie trépidante et à vos habitudes alimentaires.

Putain, mais à quel jeu jouait Bill ? Sa dernière remarque avait fait mouche et laissait Biaise muet et perplexe. Bill a posé sa serviette sur la table et en a sorti une brassée de documents, qu'il a entassée en vrac sur le plateau de la table en écartant d'un revers de manche toutes les notes manuscrites.

- Bon, je ne voudrais pas vous ennuyer davantage. Je vais vous laisser réfléchir. Je reprendrai contact avec vous ultérieurement. En attendant, je vous conseille de lire ceci, dit-il en tapotant les papiers. Une fois que vous les aurez lus, détruisez-les, poursuivit-il d'un ton sec. Ces informations sont très confidentielles. Je compte sur vous. ( Biaise a hoché la tête. ) A mon niveau, j'agis en franc-tireur, avec les moyens dont je dispose. On fait notre possible pour limiter les dégâts. Parce-que, croyez-moi, il risque d'y en avoir, et des épouvantables... Quelque chose me dit que nous parviendrons à nous entendre. A bientôt, monsieur Biaise.

Bill a eu un bref sourire, et il a tourné les talons.

Une fois sorti l'homme qui disait s'appeler Bill, Biaise a enlevé sa chemise. Il en a fait une boule informe et l’a jetée dans la poubelle. Son budget ne lui autorisait pas ce genre de folie en temps ordinaire. Le temps n'était plus ordinaire, et cela ne datait pas d'aujourd'hui. Une des rares certitudes dans son esprit.

Ce soir là, marqué par l'entrée de Bill dans sa vie, quelque chose de plus dingue s’est emparée de Biaise. Une rage froide qu’il ne parvenait pas à maîtriser. Biaise était bouillant en surface et glacé à l'intérieur.

Oh, merde, il ne manquait plus que ça.

« Je suis une putain d’omelette norvégienne. »

La suite, vendredi avec l’épisode 11.