Sacré coup de Trafalgar argentin par Angélica Gorodicher

Douze histoires et douze clins d’œil autour du plus spécial et spatial de tous les marchands que la Terre ait connu. Une formidable démonstration argentine du pouvoir du récit d’imagination.

J’étais hier avec Trafalgar Medrano. Pas facile de le rencontrer. Ses activités dans l’import-export le mènent toujours par monts et par vaux. Mais, depuis les vaux, il revient parfois vers nos monts et il aime s’asseoir pour boire un café et discuter avec un ami. J’étais au Burgundy et en le voyant entrer je ne l’ai presque pas reconnu : il s’était rasé la moustache.
Le Burgundy est l’un de ces bars qui se font de plus en plus rares, s’il en reste encore. Pas de formica, ni d’éclairage au néon, ni de Coca-Cola. Une moquette grise un peu usée, des tables en vrai bois et des chaises en vrai bois, quelques miroirs parmi les boiseries, des petites fenêtres, une porte à simple vantail et une façade anonyme. Grâce à tout cela, à l’intérieur c’est plutôt silencieux et n’importe qui peut venir s’asseoir pour lire le journal, discuter avec quelqu’un ou ne rien faire devant une table pourvue d’une nappe de vaisselle en faïence blanche ou de verrerie comme il faut, d’un sucrier digne de ce nom, sans que personne et encore moins Marcos ne vienne le déranger.
Je ne vous dis pas où il se trouve, car sait-on jamais, vous avez peut-être des fils adolescents ou, pire, des filles adolescentes, et s’ils apprennent son existence, adieu la tranquillité ! Je ne vous donnerai qu’une seule information : il est situé dans le centre, entre un magasin et une galerie, et vous passez sûrement par là tous les jours en allant à la banque sans le voir.
Mais Trafalgar Medrano s’est tout de suite dirigé vers ma table. Il n’a pas manqué de me reconnaître, lui, car j’ai toujours ce même air replet, tweed et eau de toilette Yardley, d’avocat prospère, ce que je suis précisément. On s’est salués comme si on s’était quittés quelques jours auparavant, mais j’ai estimé que six mois avaient dû passer. Il a fait un geste à Marcos qui signifiait « alors, ce double café ? » et moi j’ai continué à boire mon xérès.
– Ça fait un moment que je ne t’ai pas vu, lui ai-je dit.
– Eh oui, m’a-t-il répondu. Voyage d’affaires.

Trafalgar Medrano est un richissime marchand de Rosario, en Argentine, spécialisé dans l’import-export, et par ailleurs membre de la meilleure société. Sa particularité, acceptée par ses amies et amis, parmi lesquelles on compte notamment la romancière et nouvelliste Angélica Gorodischer, qui le pousse régulièrement à lui confier le récit de ses aventures, est de pratiquer son métier de marchand audacieux dans toute la galaxie et au-delà.

– Ça s’est passé sur Veroboar, a-t-il repris. C’était la deuxième fois que j’y allais, mais la première ne compte pas car je n’avais fait qu’y passer et n’étais même pas descendu. C’est au bord de la galaxie.
Je n’ai jamais su au juste si Trafalgar voyageait vraiment dans les étoiles, mais je n’ai aucune raison de ne pas le croire. Il se passe tellement de choses plus étranges. Ce que je sais, en revanche, c’est qu’il est fabuleusement riche. Et, visiblement, il s’en fiche.

Ce roman, composé en apparence d’une série de douze nouvelles – qu’il convient de lire dans l’ordre, précisément, comme le rappelle l’avertissement de l’autrice en tête de volume, publié en 1979, traduit en français en 2019 par Guillaume Contré aux éditions La Volte, aurait pu n’être qu’un simple hommage flamboyant aux grands personnages de marchands qui hantent le space opera dans la science-fiction, presque depuis son « âge d’or » des années 1940-1950. Icône presque banalisée des empires galactiques et des expansions terriennes, aux côtés bien entendu du militaire des flottes spatiales, il sera toutefois passé avec bonheur au crible de l’ironie chère au magazine Galaxy et à son « école » littéraire, dans les années 1955-1965, avec les émules de Frederik Pohl et de C.M. Kornbluth, et plus encore (dans le cas qui nous intéresse ici) avec Robert Sheckley (dont la fameuse clé laxienne semble plusieurs fois rôder sous l’horizon de « Trafalgar »), avant de devenir un véritable vecteur complexe de spéculation littéraire, avec C.J. Cherryh dans les années 1980-1990 ou avec Charles Stross dans les années 2005-2015. Mais l’Argentine Angélica Gorodischer, si elle connaît ses classiques de science-fiction et de fantasy, entre autres, sur le bout des doigts, ne se contente jamais d’un « simple hommage », aussi brillant soit-il, comme l’avait très tôt détecté Ursula K. Le Guin à propos de son grand « Kalpa Impérial ».

– (…) Elle refusait de croire que ce qu’elle avait déchiré puisse être la traduction et, de retour à l’état de veille, elle travaillait en faisant fonctionner la logique, le raisonnement, l’information, c’est-à-dire hors du royaume, dans le jeu sensible, sans plus rien savoir et sans essayer de former un cercle. Alors la vie a continué comme d’habitude, comme si de rien n’était, et pendant deux jours personne n’a dansé. Le troisième jour, Roméo Fineschi Montaigu a eu l’idée de nous proposer à tous de faire une promenade. Une promenade dans cette saloperie de monde, je ne sais pas si vous imaginez. Évidemment que s’il s’était pointé pour inviter seulement Juliette Halabi Capulet, il se serait retrouvé le bec dans l’eau parce qu’elle lui aurait dit non. On est partis, Dalmas, Lundgren, Marina, Simónides, moi, Fineschi, la Halabi, deux autres ingénieurs et même le sociologue. On ne peut pas dire qu’on se soit beaucoup amusés car comme je vous l’ai dit les attractions naturelles d’Anandaha-A sont lamentables. On disait des bêtises et Simónides décrivait des monuments et des parcs imaginaires avec une voix de guide touristique jusqu’à ce qu’il se lasse parce qu’on ne l’écoutait pas trop. Le seul à s’éclater, c’était Fineschi, il parlait comme une pipelette avec la Halabi de sujets aussi romantiques, j’imagine, que le degré de saturation saline de l’eau du Danube inférieur. On était sur le chemin du retour quand la musique a commencé et Veri Halabi a poussé un cri. Un de ces cris qui vous donnent la chair de poule, un cri de bête prise au piège comme disent les écrivains de science-fiction.
– Et d’autres qui n’écrivent pas de science-fiction, a fait remarquer Flynn.
– Je n’en doute pas. Moi, à part la science-fiction et les romans policiers, je ne lis que Balzac, Cervantès et Corto Maltese.
– Tu iras loin avec ce cocktail absurde.
– Absurde, qu’est-ce qu’il a d’absurde ? Ce sont les rares auteurs qui ont tout ce qu’on peut demander à la littérature : beauté, réalisme, divertissement, que veux-tu de plus ?

Instrumentalisant avec ruse le café obsessionnel et les cigarettes indispensables de son héros, à la manière d’un Jim JarmuschAngélica Gorodischer déploie une superbe ambiguïté, dans laquelle l’enchaînement des récits et des considérations faussement digressives cher à son compatriote Juan José Saer (« Glose », 1986) joue pleinement son rôle : entretenir le doute salutaire quant à la réalité des faits racontés, laisser librement notre regard sur Trafalgar Medrano osciller entre la possibilité de l’homme d’affaires jouant au mythomane et à l’affabulateur et celle de l’authentique gentleman-voyageur interstellaire, et permettre au récit science-fictif (en tant que terrain privilégié de déploiement d’expériences de pensée, le dépaysement radical permettant de tester quasiment in vitro les hypothèses existentielles les plus extrêmes, le cas échéant) de révéler toute sa puissance imaginative et littéraire. La nouvelle dans laquelle une amie au grand âge, ignorant ou préférant ignorer l’aspect proprement cosmique de son cher Trafalgar, réinterprète entièrement un de ses récits pour y entendre un voyage d’affaires bizarre dans un pays peu connu situé  » sans doute vers l’Inde » (« Intermède avec mes tantes – Trafalgar et Josefina ») est ainsi tout particulièrement savoureuse, de même que celle (« Des navigateurs ») qui emmène le héros dans une autre cour d’Espagne que ne renieraient sans doute ni le Carlos Fuentes de « Terra nostra » ni le Valerio Evangelisti de la saga de l’inquisiteur Eymerich. Mobilisant en souriant aussi bien Kurt Vonnegut que Fredric BrownShakespeare que Hugo Pratt, ou Marcel Mauss qu’Alexandre DumasAngélica Gorodischer nous offre ici, quatre ans avant de se lancer dans l’aventure « Kalpa impérial », une jouissive démonstration du pouvoir technique et mystérieux du récit d’imagination.

– Eh, a dit Trafalgar Medrano. On ne salue plus les amis ?
– Qu’est-ce que tu fais là, toi ? lui ai-je demandé.
Moi, comme j’avais à faire dans le centre, j’avais poussé jusqu’à la bibliothèque Argentine pour voir si j’y trouverais Francisco. Qui n’y était pas.
– Que peut-on venir faire dans une bibliothèque ? a dit Trafalgar. Pas jouer aux cartes, non ?
Il faut dire qu’on ne s’attend pas à trouver Trafalgar à la bibliothèque Argentine. Non qu’il ne soit bon lecteur. Il l’est de manière un peu chaotique. Même s’il insiste pour dire qu’il y a une rigueur logique implacable, selon lui, dans des combinaisons comme Sophocle-Chandler, K.-L’Éternaute et Mansfield-Fray Mocho.
En sortant, évidemment, il m’a invité à boire un café.
– Là-bas, au coin de la rue, ai-je proposé.
– Non, a dit Trafalgar, allons au Burgundy.

Angélica Gorodicher

Angélica Gorodicher - Trafalgar - éditions La Volte,
Charybde2 le 18/11/19

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