Avec Ossip Zadkine, rêver dans la forêt
Puisant à des sources multiples – poésie, philosophie, sciences – “Le Rêveur de la Forêt” croise les époques, les médiums et les genres. L’exposition réunit presque une centaine d’œuvres d’une quarantaine d’artistes. Grâce à des prêts exceptionnels de musées, de collections privées ou d’artistes, elle éclaire de manière inédite l’œuvre d’Ossip Zadkine, la matérialité vivante caractéristique de ses sculptures et leur lien organique à la forêt. Autobiographique, le titre renvoie au sculpteur, à son attachement intime à la forêt.
L’exposition interroge la fascination faite de peur et d’enchantement mêlés que suscite la forêt dans l’imaginaire commun. Refuge du vivant, du sauvage, du sacré, le monde sylvestre représente ce qui échappe aux entreprises humaines de domestication et de rationalisation du monde ; ce qui leur préexiste et leur survivra.
Dans un contexte marqué par la montée de préoccupations environnementales et écologiques, ce projet engage une réflexion anthropologique et artistique autour d’un thème qui a donné naissance à de nombreux chefs-d’œuvre dès les débuts de la révolution industrielle, et qui reste d’une brûlante actualité chez les artistes contemporains.
Guidé par des veilleurs visionnaires qui, pour nourrir leur art ou le régénérer, réellement ou métaphoriquement, font de multiples aller-retours jusqu’au cœur du monde sauvage, le visiteur effectue une promenade de l’orée des bois à l’écosystème naturel et jusqu’aux mystères de la forêt. Ainsi découvre-t-il l’évolution et la transformation du regard porté sur la forêt, organisme vivant, perçu par certains comme refuge de force vitale. Cette découverte s’effectuera lors d’un parcours en trois temps : La lisière – Genèse – Bois sacré, bois dormant.
Espace de liberté ou d’ensauvagement, « la lisière » de la forêt représente l’une des frontières physiques et symboliques du monde civilisé. Les artistes de la modernité – Gauguin, Derain, Picasso – ne cessent de franchir ce seuil en quête de renouveau, fascinés autant par le « modèle » de la nature sauvage que par l’exemple des « primitifs » : formes brutes et expressives des arts extra-occidentaux, formes archaïques, arts populaires, art brut.
Chez Zadkine, ces influences croisées se retrouvent des Vendanges à ses « totems » de bois encore tout empreints de leur histoire végétale. Son enfance russe s’y lit en filigrane, comme chez Natalia Gontcharova : la forêt y révèle une infinie puissance d’invention de récits et de formes.
Après-guerre, la forêt est encore un modèle pour Giacometti qui l’assimile à la communauté humaine. Chez Dubuffet, au contraire l’homme disparaît au profit des Matériologies sylvestres.
Les artistes contemporains – Ariane Michel, Estefania Peñafiel Loaiza – rappellent au visiteur, à l’heure de la destruction avancée de la forêt, le danger de la coupure entre l’homme et la nature, la nécessité de maintenir ou de restaurer les points de passage entre la civilisation et la forêt.
Côté genèse, la forêt apparaît comme l’image d’une matrice du vivant, de la création – originelle et perpétuelle – chez Séraphine de Senlis. Des phénomènes naturels tels que la morphogénèse (processus de naissance des formes) et la photosynthèse deviennent des modèles de création artistique chez Jean Arp et Marc Couturier.
Mais la forêt symbolise également le dépassement des catégories rationnelles et dualistes : c’est au cœur d’une jungle – celle du Douanier Rousseau – que Victor Brauner fait apparaître son Congloméros, créature hybride. Un monde complexe, mouvant, se révèle au-delà des oppositions entre les humains et non humains comme dans les sculptures de Laure Prouvost et de Javier Pérez ; entre les sexes, que l’Hermaphrodite de Zadkine fusionne ; entre l’individu et le paysage, qui communiquent à travers le regard / miroir de Giuseppe Penone.
La forêt rappelle que l’espèce humaine est partie prenante d’un milieu, où tous les êtres nouent des alliances pour la vie. Tous y sont également soumis aux lois de l’entropie, de la dégradation et de la génération mêlées. C’est de cette ambiguïté, taboue aussi bien dans la société que dans le champ de l’art, que s’emparent André Masson ou Hicham Berrada.
Côté bois sacré- bois dormant; grande inspiratrice de légendes, contes et croyances, la forêt cristallise les projections collectives et intimes. Zadkine dès son enfance a intériorisé, puis fréquemment revisité les mythes antiques qui lui sont associés, dans d’immenses statues-colonnes telles que l’insaisissable Daphné.
Autour de ces figures de la métamorphose se déploie dans l’atelier tout un monde de créatures sacrées ou imaginaires, merveilleuses ou menaçantes. « Le bois sacré » est peuplé d’un bestiaire fantasmé de Jean Carriès à Laurie Karp, en passant par Joseph Beuys.
La forêt est aussi l’une des images de la psyché, révélée dans le sommeil ou par la création comme en témoignent les œuvres de Rodin, du duo Berdaguer et Péjus... Elle se mue chez Max Ernst en univers onirique qui semble échapper aux lois de la raison. Signes à déchiffrer, transes et substances psychédéliques, les forêts « pensent » en images selon l’anthropologue Eduardo Kohn.
Un « bois dormant » aussi touffu que celui des rêves et des peurs ancestrales dans la Forêt noire d’Eva Jospin, une forêt inconsciente pour accéder à cet autre en nous, ce sauvage qui nous est nécessaire et qui, comme le montrent les artistes, insiste.
Ossip Mendelbeuys le 9/10/19
Le Rêveur de la Forêt -> 23/02/2020
Musée Zadkine 100 bis, rue d'Assas 75006 Paris
Le Rêveur de la forêt (176 pages, illustrations 29,90 € Ed. Paris Musées) fait dialoguer les sculptures d’Ossip Zadkine et une sélection d’œuvres d’artistes modernes et contemporains. Riche de près de deux cents illustrations, il propose plusieurs articles de scientifiques qui décloisonnent les points de vue : Baptiste Morizot (philosophie), Marc-André Selosse (biologie), Paul Sztulman (critique d’art), Jeanne Brun, Noëlle Chabert, Jérôme Godeau (histoire de l’art).