Un seul être vous manque et tout est dézingué par Amelia Gray
Que sont ces mots menaçants disséminés dans la maison banale où le dentiste David tente de vivre le deuil de son esthéticienne d’épouse ? Un roman absolument étrange, doux et grinçant à la fois, pour dire en images venues d’ailleurs la perte de l’être cher.
Le scotch qui entourait le paquet était doublé de ficelle cirée. David glissa ses ongles sous le bord du ruban adhésif et essaya de tirer. Il n’avait aucune envie d’aller chercher un couteau à la cuisine, et préféra perdre du temps à examiner chaque recoin du colis pour trouver l’extrémité qu’il allait pouvoir décoller. À l’intérieur se trouvait une boîte en polystyrène, fermée elle aussi par du scotch épais. Un reçu était attaché au couvercle, indiquant des frais de crémation de 795 $, des frais d’emballage de 25 $ et des frais de livraison de 20,95 $.
Le colis faisait une cinquantaine de centimètres carrés. Il était criblé d’autocollants rouges avec un dessin de verre brisé imprimé dessus. L’adresse de retour était celle d’un funérarium de la ville. David posa le colis sur la table basse entre les magazines de cuisine de Franny et un tas de vieux journaux. Certains des mots croisés terminés dataient d’il y a plusieurs semaines, plusieurs mois peut-être. Franny avait l’habitude de lire le journal et David de remplir les mots croisés. Il emporta les journaux au sous-sol et les empila dans un coin reculé.
David est un dentiste ayant cessé d’exercer. « Menaces » débute lorsqu’il reçoit, venant du funérarium, le colis contenant les cendres de son épouse esthéticienne, récemment décédée à ses côtés dans des circonstances que l’on découvrira pour le moins mystérieuses. Dès lors, il évolue dans un curieux continuum de pensées et de « faits », digne d’un syndrome post-traumatique, mêlant subtilement et insidieusement réalités possibles et rêves (ou cauchemars) probables, souvenirs difficiles à dater de moments passés avec Frannie son épouse ou à son cabinet médical, visites d’enquêteurs policiers, passages de psychiatre, « sollicitudes » de voisins, de vieux amis ou de simples curieux. C’est alors qu’apparaissent dans sa maison, nichés dans les endroits les plus inattendus, des billets menaçants, écrits dans une tonalité bien particulière, déstabilisante et oppressante quasiment à elle seule, sous son côté joueur : « Ton sort est scellé avec la glu que j’ai fait bouillir dans une cuve. Je l’ai vidée dans une enveloppe et adressée à l’utérus de ta mère. », « Je broderai au point de croix une image de ta future maison en train de brûler. J’accrocherai cette image au-dessus de ton lit pendant ton sommeil. », « J’arracherai l’écorce d’un arbre et t’en ferai de nouveaux vêtements. Tu porteras ces vêtements en errant dans la forêt pendant quatorze ans. Ton père mourra regardant vers le ciel et ta mère oubliera ton nom. », ou encore « Je réunirai chez moi tes plus vieux amis et nous discuterons ensemble. Tu nous entendras parler mais quand tu entreras dans la pièce nous arrêterons de parler. »
Franny ne lui avait jamais reproché ses moments de confusion. Un jour, un groupe de geais querelleurs les avait stoppés dans leur promenade. Deux des oiseaux se tournaient autour, louvoyant et s’esquivant, se becquetant les ailes avant de reculer. Ceux qui les entouraient poussaient ensemble une sorte de violent bruit d’eau. Leurs ailes bleues étaient déployées, comme si quelqu’un avait laissé tomber son écharpe au sol. Ils évoluaient en ligne serrée autour des combattants au centre.
Elle lui avait pris la main : « Tu es au milieu de la route », avait-elle dit.
Il savait qu’avec Franny il s’était trouvé quelqu’un de bien. Après seulement quelques mois de rencards au cinéma, ils avaient annoncé leurs fiançailles. Ils avaient invité le père de David au restaurant et lui avaient appris la nouvelle au moment où les plats arrivaient. Le père de David songea à quel point Franny était grande, à quel point elle était plus grande que son fils. Même avec les deux assis en face de lui à table, il pouvait voir les fines lignes droites de la colonne vertébrale de Franny qui la faisait se dresser plus haut que son pauvre fils de trente ans, avec sa calvitie précoce, qui se battait contre un bout de viande avec le côté de sa fourchette. Franny avait l’air plus forte et plus vieille et plus intelligente que son garçon. Avec son couteau à beurre, et sans rompre le contact visuel avec le père, elle poussa le petit morceau de steak errant sur la fourchette tâtonnante de David. « Quand même, pensa le père de David, épouse une colonne bien droite et elle deviendra le bâton sur lequel t’appuyer. »
Ce sont les patients réguliers de David qui posèrent le plus de questions. Il y avait ses amis d’enfance, Samson et l’autre, celui dont David n’arrivait jamais à se souvenir du nom, même lorsqu’il avait son dossier contenant près d’une vie entière d’historique dentaire ouvert sur les genoux. David était resté en contact avec ses vieux amis qui venaient le voir tous les ans pour leurs bilans. Ils discutaient en général des petites victoires et des défaites ordinaires des équipes de sport locales. Ses assistantes laissèrent fuiter la nouvelle des fiançailles, avant de persuader David de leur montrer une photo de sa future mariée. Après cela, tout le monde voulut en savoir plus sur sa poigne, sur ses talents de cuisinière, et si elle pouvait les aider à porter une table en chêne au troisième étage.
Les questions qu’on lui posa furent directes mais pour l’essentiel polies. Un patient qui travaillait à la faculté d’art de l’université locale lui demanda s’il pourrait utiliser Franny comme modèle pour son cours de dessin vivant, estimant que son anatomie offrirait ainsi une interprétation visuelle simplifiée.
« Elle est massive », dit un oncle du côté de son père qui venait le voir tous les deux ou trois ans pour ses dents et qui avait reçu un email des assistantes avec une image en pièce jointe. « Je ne dis pas ça méchamment », insista-t-il par-dessus les bruits d’aspiration.
David savait que ses patients et sa famille essayaient simplement de résoudre le mystère physique qu’était Franny. Mais la vérité est qu’il s’était toujours considéré comme un homme de taille moyenne, jusqu’à ce qu’il la rencontre et se rende compte à quel point il était petit. Une perspective qu’il appréciait.
Premier roman de l’Américaine Amelia Gray, après deux recueils de nouvelles, publié en 2012 et traduit en 2019 aux éditions de L’Ogre par Théophile Sersiron, « Menaces » ne laisse pas appréhender d’emblée son atmosphère radicalement étrange. Drapé d’abord dans une pseudo-normalité extrêmement réaliste, prosaïque et détaillée, il se laisse infiltrer à travers divers canaux plus secrets par un dense tissu de métaphores suintantes ne s’avouant pas comme telles, contaminant le deuil de David par des flashbacks de moins en moins identifiables et des irruptions résolues d’anormalité dans son stress post-traumatique. Petits décalages absurdes s’insinuant dans un réel lui-même déjà incertain, souvenirs précis et rêves déformés, guêpes et vieux journaux, possibilités de l’horreur toujours soupçonnée de vouloir surgir et désarmements émotionnels inattendus : autour de la perte d’un être cher et de ses conséquences sur celui qui demeure, Amelia Gray tisse une toile éminemment mystérieuse, volontiers désarçonnante, totalement captivante et subtilement émouvante.
David connaissait bien le déclin. À la mort de son père, le sous-sol de la maison en avait été la victime tacite. Son père avait pris l’habitude d’y descendre même quand il avait eu du mal à marcher, s’accrochant à la rampe et s’arrêtant à chaque marche pour souffler, examinant les imperfections sur le mur. Quand il réémergeait, il disait parfois « Sous nos pieds et hors de nos têtes », mais finissait toujours par y retourner. Pendant ses derniers jours, David entendait son père au sous-sol presque tous les soirs. On aurait dit qu’il fouillait des cartons et qu’il enfonçait des clous dans des planches.
Après sa mort, le sous-sol s’était vu submergé par le laisser-aller. Cet endroit composé d’une chambre d’amis, d’une salle de bains, d’un salon, d’un atelier, et d’une remise sur dalle de béton, s’était transformé en une seule et même entité dévastée. De la poussière s’échappait des aérations encombrées, se déposant en fine couche sur les outils de l’atelier. La chambre d’amis débordait de pourritures. Dans la salle de bains, l’eau des toilettes s’était évaporée en laissant une ligne minérale dessinée sur la céramique. Un oiseau avait construit son nid dans la fenêtre fissurée du sous-sol et des brindilles étaient éparpillées au sol. Sans autre source d’air, la moisissure avait envahi les murs humides. Les tuyaux abritaient tout un écosystème de rouille. Une unique pousse verte émergeait de la bonde du lavabo de la salle de bains. Les murs semblaient recouverts d’un duvet. Les cartons étaient ramollis par l’humidité. Dans la chambre d’amis, un tas de feuilles ressemblait à une bauge d’écureuil. Le placard de la chambre renfermait des manteaux rendus légers par le travail des mites. Sur une étagère de la remise, l’une des conserves de pêches avait éclaté et laissé couler son contenu le long du mur, attirant des fourmis, qui avaient alors attiré des lézards, qui avaient attiré un chat, entré là en déchirant l’une des moustiquaires et laissant derrière lui les queues tortillantes de ses proies. Le chat avait quitté les lieux avant que David ne découvre les dégâts, laissant malgré tout l’odeur chargée d’ammoniaque de son urine sur une pile de livres de cuisine dans un coin de la remise. David les recouvrit avec d’autres livres de cuisine, qu’il avait descendus de la cuisine parce qu’il ne voulait plus les voir. Une inondation suite à l’explosion d’un chauffe-eau avait finalement permis d’unifier le tout en une couche solide et pourrissante.
Ce qu’en dit Rachel Syme sur le site de la NPR est ici, ce qu’en dit Margaret Wappler dans le Los Angeles Times est ici. En français, la lecture de Ted pour Un dernier livre avant la fin du monde est ici, celle de Lucien Raphmaj pour Diacritik est ici, celle de Jean-Philippe Cazier, pour Diacritik également, ici, et celle de La Viduité, ici.
Amelia Gray - Menaces - éditons de l’Ogre,
Charybde2, le 31/10/19
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