5/35 L'Homme-Sang de Jean Songe - Soleil enfoiré !
Le soleil brillait par son absence, « Enfoiré. » Le ciel faisait un immense a) manteau, b) tapis, c) couvercle gris sur la ville ( poètes, faites votre choix ). Les bourrasques de vent s’engouffraient dans les rues et soulevaient les papiers et les emballages gras, les bouteilles de plastique vides, les petits tas de résidus alimentaires et de déchets merdiques. Tout ça dégueulait des orifices dans les sacs poubelles. Jetés en vrac, ils faisaient des tas mous puant la décomposition et la putréfaction.
Biaise slalomait entre les autres immondices qui, collés sur les trottoirs, exhalaient leur remugle. L’envie de se pincer le nez lui démangeait le bout des doigts. Ça schlinguait à mort. Plus de trois semaines que la fange envahissait l’espace urbain. La société privée en charge de leur collecte était au bord de la faillite. Ses employés en grève occupaient les locaux et séquestraient le patron et le comptable, menaçant de les empoisonner en leur faisant lécher le cul d’une benne à ordures. Quatre mois sans salaire avaient excité l’imagination des ouvriers.
Le lundi, ennui mortel garanti. Un nouvel arrêté préfectoral interdisait à la fois l’exercice de n’importe quelle activité professionnelle et la circulation de tous les véhicules. La zone commerciale à la périphérie n’échappait pas à la règle. Les services publics en ruine bénéficiaient d’un régime d’exception et fonctionnaient au ralenti. Après les exactions du week-end, tout le monde éprouvait le besoin de souffler un peu. Cette situation convenait parfaitement à Biaise. De toute façon, il ne fréquentait que les bars.
Privés de sortie, les habitants restaient claquemurés chez eux, englués dans l’angoisse et la peur des lendemains. Les changements promis tardaient à produire leurs effets.
Les trottoirs étaient déserts. Les rideaux de fer muraient les commerces. Biaise a marqué un temps d’arrêt devant une affichette collée de travers sur la vitrine badigeonnée de blanc d’une ancienne boulangerie. Elle vantait les mérites d’une société de matériel de protection des biens et de la propriété privée. Le marché des systèmes d’alarme et des blindages en tous genres était en pleine expansion. Biaise est reparti et a sillonné le dédale des rues et des ruelles sans croiser âme qui vive, si on excepte les chats, les chiens errants, les pigeons et les rats qui se disputaient leur pitance à coups de dents, crocs, becs et griffes.
Le caprice de Biaise, c'était de figurer parmi les personnalités les moins aimées de Montcathare, ville d'une douzaine de milliers d'âmes, que traversait le fleuve Titus, et située sur le chemin de Compostelle, que plus un seul pèlerin n’osait emprunter, de peur de se faire dépouiller ou de subir les premiers et les derniers outrages.
La compétition était rude.
Les vieux n’étaient pas les moins féroces. Bien que l’espérance de vie diminuait tous les ans, les plus anciens se montraient hargneux, dangereux et sans pitié. Depuis que les médicaments n’étaient plus remboursés et que leurs pensions de retraite avaient fondu aussi vite qu’un sorbet sous le soleil de Miami qu’ils ne verraient jamais, ils se vengeaient sur tout ce qui était plus jeune qu’eux et en meilleure santé. Les yeux fous à moitié aveugles, les réflexes diminués, le schéma corporel bousillé par les perturbateurs endocriniens, et emmitouflés dans leurs couches de mauvaise qualité qui fuitaient de partout, ils s’employaient au volant de leurs véhicules à décimer la population. Plusieurs fois, Biaise avait failli se faire aplatir comme une tranche de jambon. Traverser une rue tenait de l’exercice de haute voltige, qui mobilisait tous vos sens. La sournoiserie des vieux était sans égal. Ils se montraient capables de rester des heures à l’affût avant d’écraser la pédale d’accélérateur et de vous foncer dans le lard. Comme ils n’avaient plus rien à perdre, les sanctions n’étaient plus dissuasives.
La jeunesse sans emploi, tantôt oisive ou délinquante, shootée jusqu’à la moelle aux mauvaises drogues de synthèse, éclaircissait ses rangs en se tuant sur les routes à la sortie des boîtes de nuit ouvertes six jours sur sept jusqu’à six heures du matin. Les forces de l’ordre voyaient là une excellente façon de contrôler la démographie et d’enrayer le petit banditisme.
Tous les trafics possibles et imaginables prospéraient à une vitesse que la croissance mondiale n’avait jamais connue. Les différentes ethnies se disputaient le contrôle des quartiers sous l’œil de la masse moyenne qui observait les dégâts dans l’attente d’une impitoyable répression qui ne tarderait pas à s’abattre sur ceux qui n’étaient pas assez blanc.
Tout n’était pas cirrhose, morose, si rose à Montcathare, ici comme ailleurs, sur tout le territoire, on s’amusait comme des fous.
Biaise lui-même n’était pas exempt de tout reproche. Il ne faisait pas tache dans le décor en ruines, mais il n'inspirait ni la crainte, ni la pitié, ni le respect. On le fuyait comme le frelon asiatique. Quand on le croisait, on s'écartait devant lui. En général, son allure provoquait la répulsion, reconnaissable à la ligne pincée que dessinait la bouche de ceux qui le regardaient de travers avec leurs yeux arrondis de pieuvres mortes. Selon une source fiable, Nicolas Fruit, l’unique ami de Biaise, que ses fonctions à la morgue faisaient côtoyer toutes les couches de la population, sa cote de sympathie approchait le zéro absolu. Les gosses, qui ont la réputation surfaite de dire la vérité, le traitaient parfois de poubelle. L'image était très exagérée.
Vers dix-sept heures, Biaise rôdait près de l’école primaire. Un gamin, suivi de sa bande de copains, a franchi le portail et, l’apercevant, a fait semblant de vomir tout en le pointant du bout de l'index. Le petit fanfaron ne manquait pas de culot, à se foutre ouvertement de sa gueule. Il n’était pas plus haut qu'un nain de jardin, Biaise aurait pu lui pisser sur sa tignasse de blondinet en se mettant sur la pointe des pieds. Non seulement Biaise avait une réputation de vieux dégueulasse à défendre, mais il soignait aussi son image de teigne ambulante. Biaise s’est avancé vers le petit groupe mort de rire. Non sans méfiance. Désormais les petits saligauds se croyaient tout permis. Ils s’emparaient parfois de cailloux qu’ils n’hésitaient pas à lui balancer à la figure. Biaise a retroussé les lèvres, découvert ses dents grisonnantes, et imité une sorte de grognement d’hippopotame en rut puis il s’est raclé la gorge. Le glaire de la taille d’une huître craché dans la direction des mômes les a expédiés droit dans les bras de leurs mères. Celles-là, méfiance aussi. Elles savaient se montrer redoutables. Des hyènes. De moins en moins craintives, de plus en plus agressives. Plus d’un mari, compagnon, ou simple bipède mâle, l’avait appris à ses dépens. Une majorité d’entre elles pratiquaient les techniques de self-défense les plus destructrices. Cassage de coudes, de genoux, de rotules, de couilles, luxations diverses, écrasements, étranglements, piques aux yeux, étaient au menu des cours gratuits réservés uniquement aux femmes en âge de voter. Un franc succès. Les salles du centre culturel, réquisitionnées et rebaptisées dojos, ne désemplissent pas. Les instructeurs refusaient du monde, la liste d’attente pour s’inscrire s’allongeait de jour en jour. Cette mesure, ainsi que d’autres toutes aussi insolites figurant au programme de la nouvelle équipe municipale, avait été plébiscitée par une large majorité lors des dernières élections.
C’était de plus en plus difficile de terroriser les enfants et leurs mères, privant ainsi Biaise d’une de ses rares distractions. Dans un récent passé, ses agissements lui avaient valu la visite d’une paire d’agents de la Police Municipale. Sans ménagement, ils lui avaient demandé d'éviter le périmètre des écoles à l'heure de la sortie des classes. Biaise avait fait profil bas. Inutile de les énerver, ils se sentaient intouchables. La présomption de légitime défense, accordée à tous les uniformes détenteurs de l’autorité de la force publique, favorisait les excès de zèle et ils ne s’en privaient pas. Les flics ne s’étaient jamais autant éclatés sous un nouveau régime.
Les sales gosses planqués entre leurs cuisses d’amazones, les mères en position de close-combat lançaient à Biaise des regards lourds de menaces castratrices. Leur chef de meute, une maigrichonne en forme de planche à pain flottant dans un jogging de supérette, le fixait de son œil valide tandis que l’autre au beurre noir restait clos. Biaise s’est éloigné, laissant dans son sillage la puanteur de ses chaussettes.
Jean Songe le 20/10/19
->5/35, le suite vendredi.