“Ghosteen”, le fantôme de la falaise de Brighton hante toujours Nick Cave

Un fil d’Ariane, synthétique, sépulcral, court le long de “Spinning Song”, premier titre de “Ghosteen”, le double album de Nick Cave and The Bad Seeds sorti le 4 octobre dernier. Aucune extravagance et aucune prêche ici. Nick Cave grave, avec les seuls claviers, des chansons sur l’absence de son fils qui traverse en « jeune fantôme » chacune des notes et des mots qu’il compose pour cette œuvre.

Profondément embuée des vapeurs de larmes du « King », sa voie éthérée, refuse la gravité et s’élève en cantique sur Spinning Song, ou en berceuse mortuaire, comme si cette voix pouvait seule percer les limbes, traçant une voie jusqu’à la main de l’âme perdue. Nick Cave désire, avec une profonde poésie, (re)tenir la main du spectre de son rejeton disparu, persuadé qu’il ne pourra pas le faire bien longtemps et que cette image indélébile, acidifiant la moindre image du présent finira par s’estomper… ou au moins ne se flouter complètement.

Le rythme à disparu des morceaux du premier album… laissant planer des sons de clavier et le piano. Peu de refrain et des chansons , si pas dissolues, sans aucune fin notable. Cave attend le retour de l’enfant qui ne reviendra pas. Mais, si la clarté du message de Waiting for you s’entend dans le moindre vers, même le plus étrange, comme si la foi du monsieur s’érodait un peu, les images convoquées littérales gardent en elle l’évocation poétique d’âmes ancrées et encrées, les unes avec les autres, même à travers la mort, comme un ultime signe de piste à suivre ou sentir… 

Si l’album se veut catharsis du deuil, la musique et les mots sont autant de lumières visibles au cœur même de la désespérance douloureuse de la perte, de l’absence et de l’impossible achèvement de la peine. Des lumières dans la nuit, des cloches qui sonnent la mort d’un christ dans les bras de sa mère, descendu de la croix… Dans Night Raid, les allégories se figent, glaçantes comme la pluie, mais aussi réconfortantes comme un amour infini. Le Sacré est là, comme toujours osera-t-on dire. Mais un Sacré dont les chants monteraient des sépultures des êtres que nous avons perdu… Tombé, où « crucifiés » à un arbre (Sun Forest, pour une parabole troublante, entre la crucifixion du christ et la perte de soi, de l’être que l’on était avant la mort du fils…)

Nick Cave retient le temps. Il joue avec ce fil d’ariane, ces sons de synthé qui parfois se transforment et s’élèvent dans les cieux réverbérés sans fin. Il sait que le temps qui passe, est un ressac qui ne cesse d’éroder les pierres les plus dures… L’album peut-il être en même temps si intime et toucher l’universel ? Question stupide et naïve. C’est parce qu’il est intime, dans les moindres secrets, dans les moindres replis des mots dans l’écriture de Nick Cave qu’il nous fauche en pleine joie mélancolique. Nous sommes à ses côtés, on est à sa place, (Ghosteen speaks), il nous cherche… et nous trouve, les yeux fermés, touchés, emmenés, jamais enfermés dans sa peine à lui, mais dans une peine peut-être aussi grande, celle de notre éphémère situation d’être vivant pour un temps.

Ce premier disque est conclu par LEVIATHAN. Si là encore, l’image biblique est convoquée, elle n’est que l’ombre d’elle-même. Ce monstre marin qui se révolte contre son créateur, n’est jamais vraiment incarné. Sorte de Golem, c’est une créature qui revêt plusieurs entités. Ce titre, presque chamanique offre à lui seul le condensé de ce double album… Ce n’est pas clairement, le nouvel album de Nick Cave and the Bad Seeds, c’est un golem, incarnant tour à tour, la mélancolie du monde et la tristesse d’y vivre ; le peur de la mort et la peur de vivre sa vie avec son inéluctable issue ; le réconfort de ceux qui restent et le souvenir prégnant de ceux que nous perdons…


Le Second disque, s’ouvre sur le titre éponyme… Ce Ghosteen / jeune fantôme qui danse dans sa main…

Poème que tout père pourrait écrire, il se dégage de sa lente suite d’accord de clavier durant les 12 minutes, une élévation d’une peine « heureuse » comme si, dans le malheur, on pouvait sourire à la vue d’un souvenir apparaissant à l’abri d’une clairière parmi les fougères lumineuses.

Juste avant Hollywood, Fireflies est une ode récitée. En quelques minutes, l’image des lucioles piégées dans un bocal par un enfant, nous traverse de part en part… Qui sont les lucioles, qui est l’enfant, et ce bocal…? L’inversion dans cette œuvre renverse nos perceptions classiques du deuil. Comme si la mort n’était pas vraiment la disparition totale des êtres, mais la persistance d’une vie qui s’ajouterait à la nôtre si fragile.

C’est sur un Hollywood de 14 minutes que le rythme fera son apparition, en deux légers battements… Le premier, comme une balise perdue en mer, une note qui se répète en unique repère. Et doucement apparaît le second qui vient faire avancer le temps… peu à peu, avec une langueur inattendue, il avance, avance, avance et puis stoppe… Pour ne laisser que ces synthés et cette balise toujours… Et ces mots, ses mots : « And I'm just waiting now, for my time to come. Puis… après ce « tout le monde perd quelqu’un », ce littéral et très beau : « And I'm just waiting now, for peace to come, for peace to come.»

Alors que le disque se termine, après cette heure entière endeuillée, ce que l’on souhaite à Nick Cave c’est qu’il la trouve cette paix, douce, profonde et calme, égoïstement à travers la musique encore un peu et avec toute la bienveillance de celui qui l’écoute, à travers les pas qu’il fera pour marcher encore un peu, vivant parmi les vivants. A lui, le lecteur passionné de la bible, on refera le coup de Huysmans à la fin de A Rebours ( Il ne lui restait plus comme solution que le poison ou la corde) ou plus celui de Bowie dans Ashes to Ashes - Ashes to ashes, funk to funky, We know Major Tom's a junkie, Strung out in heaven's high, Hitting an all-time low. A sa propre solitude nul ne peut rien, sinon la supporter. Cave est beaucoup plus malin. A simplement la faire partager- et comme les suscités - faire œuvre… 

Richard Maniere le 25/10/19

Nick Cave & The Bad Seeds - Ghosteen - Bad Seed Ltd Records