La Poupée de sens d'Emilie de Turckheim
Toute histoire du féminisme un tant soit peu exhaustive se devrait de comporter une section consacrée au thème de la « femme figée ». Il y serait question d’agalmatophilie, cette attirance sexuelle pour les statues, et donc du mythe de Pygmalion, on y aborderait (avec des gants) la nécrophilie, mais aussi les poupées gonflables et les modernes sex-dolls – et sans doute y aurait-il mille et un renvois aux chapitres sur le viol et les violences conjugales.
Le fait que tous ces thèmes puissent cohabiter serait, je crois, assez éloquent. Le fantasme de la femme-objet, au sens littéral, qu’elle soit de chair violentée ou en élastomère thermoplastique, pourrait même constituer le cœur d’un tel ouvrage. Bizarrement, la fiction ne s’est guère intéressée aux poupées sexuelles, comme si les légions de Bovary et Cendrillon lui suffisaient amplement. On citera néanmoins Wilt de Tom Sharpe et Le regard de la poupée gonflable, de Javier Tomeo, tous deux écrits par des hommes (tiens, tiens), mais le fait est qu’il n’y a pas encore de quoi leur consacrer une section sur une étagère de librairie. Pourtant, l’existence même des sex-dolls est sidérante. Proust disait que la jalousie est la vérité de l’amour. Ne pourrait-on avancer que la sex-doll est la vérité de la domination masculine ? Son angle mort ? Je laisse à d’autres le soin d’étudier la question. Ne comptez pas non plus sur moi pour vous aider à choisir entre Eléa et Soline, qui vous coûteront pas loin de deux mille euros chacune, frais de port non inclus, pas la peine d’écrire au journal. Ouvrons plutôt le nouveau roman d’Emilie de Turckheim, L’Enlèvement des Sabines et faisons connaissance avec Sayana et Sabine.
Sayana vit en couple avec Monsieur Takemoto depuis un an et tout semble très bien se passer entre eux, si l’on en croit l’entretien qu’a bien voulu accorder le sieur Takemoto au journaliste Noma Takeshi. Côté sexe, c’est royal, même si Sayana ne jouit pas (« Monsieur Noma, 39% des femmes n’ont pas d’orgasme pendant le rapport sexuel »), et côté désir, ça n’est pas prêt de s’émousser (« Selon moi, le désir s’en va quand les gens se connaissent le fond de leur poche. Mais moi je ne peux pas connaître Sayana. »). Exit Sayana, qui n’était que le préambule au roman. Entre Sabine. Une femme, une vraie. A qui ses collègues offrent, quelle drôle d’idée, une sex-doll, fabriquée au Mans, neuve et fringante. D’habitude ils refilent un ficus – dans les deux cas, dira-t-on, une belle plante. Ce cadeau va se révéler une bombe à retardement. Et c’est là où le roman révèle toute son intelligence et sa belle inventivité. Plutôt que d’abuser de l’aubaine d’un tel sujet, plutôt que de nous embarquer dans une histoire extravagante et salace, il joue la carte du grain de sable. L’introduction de ce « corps étranger » dans la vie conjugale de Sabine va stimuler diverses tendances explosives déjà à l’œuvre. Le roman lui-même, d’ailleurs, va subir des variations de formes.
Hans, le mari de Sabine, est un metteur en scène de théâtre mégalo et égocentré, qui ne monte qu’une seule pièce, toujours la même : Titus Andronicus, de Shakespeare (Emilie de Turckheim les fait dialoguer sous forme théâtrale) ; la mère de Sabine, elle, est une ancienne enfant-mannequin, qui ne jure que par la mythologie et la maternité, et laisse d’interminables messages sur le répondeur de sa fille (on passe alors au monologue) ; quant à Fanny,la grande sœur de la narratrice, elle vénère son couple et adule son fils (là encore, dialogue théâtrale). Quant aux « autres », ceux qui se manifestent lors d’occasions sociales, leurs propos sont retranscrits sous une forme éparse, éclatée, anonyme. Tous ces monstres ordinaires vont d’autant plus user la patience de Sabine que cette dernière s’est trouvé un double rassérénant en la présence de la parfaite poupée, qui trône sans régner. Laquelle poupée devient à la fois prisme et chambre d’écho, et pousse chacun à sortir de son pénible bois. « Tu ne peux pas imaginer comme la violence a le sommeil léger. Elle dort juste sous la peau des hommes un rien la réveille. » Pourtant, la mère de Sabine avait prévenu ses filles : « Les hommes disent qu’ils jouissent et qu’ils éjaculent, comme si c’était une question de plaisir et de liquide, mais ne vous faites pas avoir, les filles. Quand un homme éjacule, il enfonce un couteau dans votre ventre. »
L’Enlèvement des Sabines est une subtile machine infernale, qui passe au crible de son héroïne de latex les travers d’un monde maniaco-dépressif, où la quête de l’excellence (meilleur conjoint, meilleur élève, meilleure collègue…) piétine les êtres doués pour la discrétion. Taxée de timide par sa mère, baptisée « Mademoiselle Invisible », Sabine semble vouée à la dissipation, à on ne sait quel devenir-méduse, quelle tentation-Ophélie : « […] j’étais jetée par-dessus bord, la mer plantait ses aiguilles gelées, je tombais dans l’eau brune de l’hiver, deux colliers de perles d’oxygène sortaient de mes narines, remontaient vers la surface, vers les tendres soleils, je m’enfonçais, molle, invertébrée, exsangue. » Mais un jour, la poupée s’anime. Laquelle ? C’est tout l’objet du livre. Pardon : son sujet.
Claro le 18/10/19
Émilie de Turckheim, L’Enlèvement des Sabines, éditions Héloïse d’Ormesson