Jeu, bruit et fureur - Brisseau en trois ressorties marquantes

Le cinéma de Jean-Claude Brisseau était un cinéma de banlieue. Il y prenait racine, tenta le premier de filmer ses barres de béton, comme une équivalence muette du chœur des tragédies. Le cinéaste leur opposait alors une grande part de ciel, qui pouvait prendre les deux tiers de l’image. Un poids plus grand encore que le déterminisme social, tôt documenté par ses fictions : quelque chose comme Dieu (Brisseau était chrétien) et le cinéma (il était cinéphile) ; aussi ne fallait-il pas séparer les deux, tant son goût pour l’invisible ne se séparait jamais de la dimension sacrée que pouvait avoir chez lui le cinéma employé comme révélateur. 

Un Jeu brutal 1983

Son second long-métrage, Un jeu brutal  (1983) peut aujourd’hui apparaître comme un viatique moral autant qu’un art poétique déjà tout entier consommé. Il y institue comme personnage central la même figure de professeur qu’il va décliner dans ses films suivants (après avoir lui-même enseigné), toutes incarnées par Bruno Cremer. « Mon Dieu, empêche-le et pardonne lui » : ce sont les mots de sa fille, lorsqu’elle découvre que son père, éminent universitaire qui a décidé de la reprendre en main pour faire son éducation, est aussi un assassin d’enfants. Pourtant, c’est bien le même qui le temps d’une explication de texte (La Place du Carrousel de Prévert), lui offrira d’identifier ce que signifie l’empathie. Ce n’est pas lui qui fait cours (c’est Lisa Heredia, compagne et comme fantôme du cinéaste, actrice dans presque tous ses films), mais il se tient en retrait, prêt à intervenir : la leçon justement ne prend pas, et la jeune femme se révolte contre son institutrice, trop prise par sa propre souffrance pour pouvoir l’identifier chez un autre (elle est handicapée). Mais est-ce seulement la raison ? Il y a, semble nous dire Brisseau, une autre violence au cœur de tout dispositif pédagogique qui renvoie à sa nature injonctive. La société ne peut s’empêcher de parler dans la bouche du prof, de lui substituer sa langue, qui est l’ordre répété à chacun de (bien) se tenir sous le regard des autres. C’est aussi cela que Brisseau revendique lorsqu’il passe de l’enseignement au cinéma, cette liberté nouvelle et son risque afférent, où le regard est le lieu d’une bataille infinie avec ce qui dans le même temps nous regarde. Le salut chez lui ne tient qu’à la justesse de ce regard sur le monde, qui seule nous permet d’être regardés.


De ce voyeurisme-là, toujours à la lisière du viol même pour le spectateur, Brisseau aura fait l’ultime enjeu de son cinéma. Une façon de tenter l’impossible, de se trouver aspiré par ses propres images, et de tendre la main à sa suite.


En 1978 Brisseau filmait pour la télévision le stupéfiant La Vie comme ça, produit par Rohmer. À la fois description documentaire et vision hallucinée de la vie quotidienne en banlieue, le film était alors poussé par le désir d’enregistrer l’urgence sociale au moyen d’un cinéma de fiction fuyant le naturalisme. C’est avec ce même geste, sur ces mêmes territoires, que Brisseau renoue dix ans plus tard dans De Bruit et de fureur (1988). On y découvre Bruno, un jeune adolescent élevé par une mère absente, obligé de déménager à Bagnolet. Il y fait la rencontre d’un jeune délinquant, Jean-Roger (l’incandescent François Négret, alors découvert par le cinéaste), qui l’entraîne dans ses tentatives répétées de révolte et lui présente bientôt sa famille, composée d’un père ancien combattant compromis dans les trafics de la cité (Bruno Cremer, retentissant) et d’un frère aîné résolu à les fuir. Bruno va ainsi se retrouver dans un purgatoire qui sépare l’injonction scolaire et l’envie de liberté, la voix d’une raison trop vaguement transmise et le vertige qu’il y a à ignorer la loi. Dans cet interstice, le cinéaste va glisser des visions qui ont plus à voir, selon les goûts, avec les films de Jean Rolin ou d’Alain Robbe-Grillet qu’avec ceux de Pialat (à moins que ce dernier ne rencontrât Franju) ; ouvrant au détour d’un couloir une dimension tout ensemble fantastique et symbolique, entre la peinture sacrée et l’enluminure médiévale.

De bruit et de fureur 1987

Mettre en rapport le réel avec l’invisible n’est pas chose aisée. Brisseau, parce qu’il s’en acquitta avec une maestria proportionnelle au risque chaque fois recommencé du ridicule, entra en cinéma tout à la fois par la marge (il ne fit jamais partie des « puissants ») et par la grande porte d’un style. En cherchant à ouvrir ses images sur une dimension onirique et spirituelle assumée malgré leur ancrage social et documentaire, le cinéaste a fait un pari que personne n’avait fait avant lui. Mais de quelles fictions fut-il d’abord le dépositaire ? C’est surtout le cinéma américain qui de fait irrigua ses œuvres. Ainsi, nulle objection à voir en De Bruit et de fureur  un film qui s’imprègne des ciels de Ford et convoque à travers le personnage du père indigne, une figure de western.  Un homme perdu, confronté à sa propre violence après avoir connu la guerre d’Algérie et choisi de vivre en dehors de la loi – pour ne plus subir que celle du désir. À cette différence près qu’un tel hors-la-loi ne possède plus l’aura romantique des paysages qui l’entourent ; les barres ayant remplacé l’Amérique, c’est un dégoût social profondément établi qui meut ses choix bien plutôt qu’une mythologie.

Avec Noce blanche en 1989, Brisseau révéla Vanessa Paradis sur grand écran. A 16 ans, la jeune chanteuse de « Joe le taxi » fait ses premiers pas au cinéma dans la peau d’une lycéenne qui va nouer une relation dévorante avec son professeur de philosophie (Bruno Cremer). Paradis obtient le César du Meilleur espoir féminin et le Prix Romy-Schneider. Le film avoisinera les 2 millions d’entrées et connaîtra une belle carrière à l’étranger. Jean-Claude Brisseau est au faîte de sa popularité d’artiste. Noce blanche sonde les vertiges du désir physique, la brutalité du rapport amoureux et fidèle au style « Brisseau » refuse toute compromission du réel au profit de la subjectivité des personnages où les fantasmes investissent le cadre. Au tout départ Jean-Claude Brisseau avait imaginé Alain Delon pour camper le professeur de philosophie à la place de Bruno Cremer dont c’est la troisième et dernière collaboration avec le cinéaste. La chanteuse en a gardé un souvenir net. "Jean-Claude Brisseau était extrêmement particulier. Très grand, très autoritaire, avec cette voix grave", raconte-t-elle au Monde de dimanche. "Peut-être que Brisseau essayait aussi d'aller au conflit pour me sortir de ma zone de confort, pour obtenir certaines émotions. Il me disait constamment : Je ne veux pas que tu minaudes".

Noce Blanche 1989

Alors, bien sûr, après, il y aura avec la poursuite de ses rêves, des procès retentissants en 2005 pour harcèlement sexuel de deux de ses actrices, et l’annulation de sa rétrospective à la Cinémathèque en 2017 par #metoo. Mais, au-delà du personnage aujourd’hui controversé, il reste l’œuvre et c’est une baffe. Profitez donc des ressorties DVD en restauration 2K, ça vaut plus que le détour… 

Sébastien Bénédict et Benoît Amora le 1/10/19

Jean-Claude Brisseau - Un Jeu brutal, De Bruit et de fureur et Noce Blanche - 3 Blu-Ray et DVD chez Carlotta