L'utilité renouvelée de la culture rock avec les "Nuits apaches" d'Olivier Martinelli
L’entrée en rock à l’âge nécessaire, comme une alchimie toujours mystérieuse et sauvage.
Tout allait bien pour moi, au début. Je me sentais pas tellement différent des autres. Oui, tout allait bien. Et puis mon père a décidé de tout gâcher. Aujourd’hui, j’ai compris que rien n’était de sa faute, qu’il n’avait rien décidé. Mais je lui en ai beaucoup voulu d’avoir foutu ma vie en l’air.
J’ai longtemps enfoui au fond de moi les souvenirs qui le concernaient. Quand ils se pointaient, je sentais deux mains puissantes tordre mon estomac comme on essore une serpillière. Ça me coupait la respiration. Et je mettais de longues minutes à retrouver mon souffle. Alors j’ai appris à les repousser, à les fouler au sol avant de les recouvrir de terre jusqu’à ce qu’ils disparaissent. Aujourd’hui, je les laisse venir plus volontiers. J’ai renoncé à renoncer.
Sans doute plus encore que l’Espagne de « Quelqu’un à tuer » et que l’Algérie de « L’ombre des années sereines », le rock – et tout particulièrement le lien dynamique et mystérieux qu’il entretient avec la littérature – occupe une place centrale dans l’écriture d’Olivier Martinelli, depuis toujours ou presque. Même dans « L’homme de miel », aux côtés du cancer des os à dompter, il tient son rôle secret et essentiel. C’est que chez lui, la musique et les rituels qui l’accompagnent sont avant tout affaire de formation et de transmission : les miracles de communication entre générations différentes qui hantaient patiemment son magnifique « La nuit ne dure pas » en témoignent, bien entendu, comme l’invention d’un cheminement rageur, obstiné et résolument hors normes de son « Une légende ». Avec ce « Mes nuits apaches », qui paraît chez Robert Laffont en janvier 2019, comme sublimé par les dessins omniprésents de Topolino, il nous offre une version mutante, étendue et fouillée de la relation complexe qu’entretient le malaise adolescent avec la découverte d’une musique précise (même si ses contours sont mouvants) et de ce qui va avec.
Avec ma mère et Fred, on s’est retrouvés seuls. Notre appartement était devenu immense. Tout cet espace m’oppressait. J’avais l’impression d’habiter une maison hantée. Chaque fois que je pénétrais dans une pièce, je m’attendais à tomber sur mon père ou ma grand-mère. Mais les pièces étaient vides.
C’était l’époque où mon frère écoutait dix fois par jour le fameux « Ghost Town » des Specials, un morceau incroyable, contradictoire, joyeux et horrifique. Quand je sentais la présence de mon père ou de ma grand-mère, j’entendais la chanson ramper sous la porte de la chambre de mon frère et mes angoisses disparaissaient pour un moment. Pour un moment seulement.
Marqué par la disparition presque concomitante de son père et de sa grand-mère, épaulé pourtant par un frère aîné nettement plus âgé, mais qui prendra vite son propre envol vers sa vie à lui, le jeune Jonas (nouvelle version étoffée, complétée et transmutée du petit héros de la belle nouvelle « Jonas » en 2014) grandit plutôt mal que bien dans l’ombre de sa mère accrochée à la dépression et de la solitude rurale de celui qui se sent résolument inadapté, et fondamentalement triste. Exploration d’un mal-être à la fois banal et puissamment tragique, et d’un cheminement hasardeux et héroïque hors de ces affres, par la magie caustique de la musique, catalysée par la silhouette fugitivement entrevue sous un réverbère bordelais d’un vieux rocker élégant et cool en diable, sous ses différentes formes à baliser, essayer, et fusionner le cas échéant, « Mes nuits apaches » nous propose une tentative formidablement aboutie, à la fois poignante et intelligente, de saisir la manière dont opère le filtre adolescent pour extraire l’or de la boue, contre toutes attentes, grâce, ici, aux Specials, aux Cramps, aux Stranglers, aux Talking Heads, aux Smiths, au Velvet Underground et à… Pierre Vassiliu (qui fait l’objet d’une magnifique nouvelle à part entière, offerte en annexe de ce volume).
Le rock n’est pas arrivé tout de suite dans ma vie. Je ne vais pas vous raconter qu’en primaire j’écoutais les Clash et les Rolling Stones. Non, à cet âge, j’étais plutôt branché Julio Iglesias et Gérard Lenorman. Ca me fait toujours marrer, ces musiciens qui racontent que leur premier disque acheté à huit ans, c’était un Sex Pistols ou un Velvet Underground. Je suis sûr qu’ils racontent des salades pour se rendre intéressants. Pour s’acheter une crédibilité à peu de frais, montrer à quel point ils sont « rock », ils sont authentiques !
J’écoutais tout sans a priori, les vieux disques de variété un peu mièvres de ma mère comme les trucs bizarres qui provenaient de la chambre de Fred. Dans tous les romans, on trouve des super-héros. S’il y en a un dans cette histoire, c’est mon frère. Parce que dans cet océan de tristesse, Fred a été le seul à nous tenir la tête hors de l’eau. Il avait sept ans de plus que moi, un Vespa et des tas de copains. Guy et Steph, les plus fidèles, étaient toujours à la maison à squatter le vieux canapé de ma grand-mère, à rire et à se disputer. Ma mère les aimait bien. Ils restaient souvent dîner. Leur présence était un répit dans notre immense isolement. Elle confisquait notre solitude.
Nous aurons l’immense plaisir d’accueillir Olivier Martinelli à la librairie Charybde (129 rue de Charenton 75012 Paris) ce jeudi 10 janvier 2019 à partir de 19 h 30.
Mes nuits apaches de Olivier Martinelli , illustrations de Topolino, éditions Robert Laffont.
Charybde2 le 10/01/19
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