La révolution dans leurs têtes, les Beatles en studio de Ian McDonald
Comment un ouvrage de référence sur l'œuvre des Beatles en studio gâche sérieusement son propos par une préface à côté de la plaque qui traite Michel Foucault et Sartre de démagogues… Sauvé par une traduction fluide d'Aymeric Leroy, ce livre sorti en 1994 chez le même éditeur revoit le jour en 2019. Un classique.
L'ouvrage analyse en détail tous les titres des Beatles dans l’ordre chronologique de leur enregistrement : du Love Me Do de 1963 au I Me Mine de 1970, en prêtant attention aux thèmes développés dans chacune des chansons, ainsi qu’à leur élaboration technique et aux interactions entre les musiciens; tout en replaçant chaque chanson dans ses contextes sociologiques et musicaux.
L'auteur ayant eu accès pour préparer son texte aux masters originaux du groupe, les morceaux musicalement plus aventureux ou plus complexes dans leur construction, tels qu’Eleanor Rigby, Tomorrow Never Know, Strawberry Fields For Ever, A Day in The Life…, font l’objet d’un décryptage plus poussé. Le livre analyse également l’impact des chansons des Beatles à la lumière des changements sociaux et culturels des années soixante et de leurs répercussions. Cet ouvrage est devenu le standard de l'analyse critique de l'œuvre musicale des Beatles dans les pays anglo-saxons. Mais, au pays des rock-critiques, ici-même, il pêche par son analyse anglo-saxonne de la politique des années 70. On s’explique.
De son vrai nom, Ian MacCormick, Ian McDonald était un critique musical anglais, décédé en 2003. Il a travaillé pour les magazines New Musical Express (NME), dont il fut le rédacteur en chef de 1972 à 1975, Classic CD, Mojo et Uncut. Auteur de plusieurs ouvrages sur la musique contemporaine dont The New Shostakovitch, son ouvrage de référence restera quand même ce livre : "Revolution in the Head: The Beatles' Records and the Sixties" (1994). Du travail fouillé de McDonald, on retient surtout le décryptage de la culture 60's au fil du rasoir et peut-être- ce serait son principal atout, l'invention possible de la pop culture. Une vraie mine de renseignements, pour fans comme pour béotiens.
Extrait de la préface : Les punks de 1976-1978 mettront en avant un point de vue assez similaire sur les années soixante, leur musique furieuse et dépouillée faisant écho à l’esthétique crue de l’album « primal » publié en 1970 par Lennon, John Lennon/Plastic Ono Band. À leurs yeux, la décennie précédente n’avait été qu’un caprice infantile, suivi d’une gueule de bois de six ans, dont la grandiloquence suffisante avait vidé la culture pop de son énergie. Ces « ignobles hippies », ces autoproclamés beautiful people avec leurs idéaux flous et leurs cerveaux ramollis par le LSD, c’étaient eux, le problème; l’urgence, le sarcasme et la laideur délibérée en seraient les antidotes (code vestimentaire : crêtes d’iroquois, t- shirts déchirés, épingles à nourrice dans les oreilles ou les narines). Au début des années quatre-vingt, les années soixante ne trouvent plus guère de défenseurs: non seulement elles font l’objet d’une indifférence cynique de la part des citoyens de l’anti-société dérégulée de Margaret Thatcher, mais elles constituent pour les comiques «alternatifs » de gauche anglais une cible de choix. Le personnage du hippie, brossé en rêveur hirsute et pathétique, à l’hygiène douteuse et l’esprit explosé par les drogues, est devenu l’incarnation de la futilité. Et pourtant, dans le même temps, cet objet de dédain apparaît comme le révélateur d’une impalpable sensation de manque. Il est alors communément admis que les années soixante n’avaient été qu’une démonstration de style dénuée de substance (concept dont on ne s’étonnera pas que les Anglais se soient emparés); mais alors, si les ambitions de la Sixties Generation étaient réellement à ce point irréalistes et hors de propos, pourquoi tant de dépit à constater son apparente incapacité à les avoir réalisées ?
Pour qui n’est pas né baby-boomer (quelques uns parmi vous ?) le fait de n’avoir pas vécu synchro la révolution libératoire de la jeunesse qui s’invente un présent au fil de sa découverte, en la racontant au jour le jour - C.A.D. le principal attrait des Beatles pour ceux qui les ont compris - n’est pas pas un souvenir et, dans le meilleur des cas, une vague sensation quand on reste à l’écoute. Mais dans le contexte d’une culture synchro avec sa propre narration, cela donne cela :
REVOLUTION (Lennon-McCartney)
Lennon chant (doublé), guitare soliste, frappements de mains ; McCartney basse, orgue Hammond, frappements de mains ; Harrison guitare soliste, frappements de mains; Starr batterie, frappements de mains; Nicky Hopkins piano électrique
Enregistré : 9 au 11 juillet 1968, Abbey Road 3 ; 12 juillet 1968. Abbey Road 2.
Producteur: George Martin. Ingénieur du son: Geoff Emerick.
Sortie UK : 30 août 1968 (face B/« Hey Jude ») / Sortie US : 26 août 1968 (face B/« Hey Jude »)
Cette réplique sèche de Lennon aux appels à la révolution de plus en plus insistants au sein d’une contre-culture jusque-là pacifiste fera son apparition dans les bacs américains quelques jours à peine avant que le déchaînement de violence policière contre une manifestation d’opposants à la guerre du Vietnam pendant la convention démocrate de Chicago, des délégués du parti étant même frappés sur les trottoirs devant les caméras de télévision. La révision sans équivoque par Lennon de ses anciennes positions (« count me out ») ne pouvait survenir à un moment de plus forte polarisation. Les réactions, tant chez les gauchistes new-yorkais que chez les critiques de rock les moins politisés, seront vindicatives. « Revolution » fera l’objet de débats animés dans les médias, les pires craintes de McCartney en la matière se voyant confirmées. Malgré l’unanimité des « branchés » contre lui, Lennon tiendra bon pendant un an et demi (« ne vous attendez pas à me voir sur des barricades, ou alors ce sera avec des fleurs »), avant de capituler finalement après s’être installé à New York. Il arborera alors un badge Mao, se coiffera du béret noir réglementaire et portera des gants en cuir. Son instinct premier se verra pourtant confirmé dans les décennies suivantes: Tien-An-Men, l’effondrement du communisme soviétique et, plus cocasse, la reconversion en masse de ses anciens persécuteurs gauchistes de 1968-1970 dans le milieu de la publicité. La production est la plus saturée jamais appliquée à une chanson des Beatles, avec une batterie écrasée et comprimée à l’extrême dans un canal et tandis que deux guitares saturées (connectées à un boîtier d’injection directe) s’étrillent dans l’autre. Entre les deux, la basse de McCartney, au son un peu étouffé par un limiteur, emboîte le pas sans grande conviction au chant railleur de Lennon, ce dernier se doublant lui-même avec une spontanéité brute et insouciante qui semble être devenue un objectif en soi. La franchise et la crudité de son expression, préfigurant le minimalisme de son futur premier album solo, ont remplacé la production élaborée de « I Am The Walrus ». Sur le fond, les deux morceaux – distants de seulement dix mois – sont plus proches qu’ils n’en ont l’air, mais le fossé qui les sépare en termes de style et de son est le plus large franchi par un artiste pop quel qu’il soit.
Revolution exprimait un point de vue tourmenté sur certaines questions fondamentales. En 1987, utilisée comme bande-son pour une publicité Nike, elle servira à vendre des chaussures de sport. Sans commentaire...
Tentons une analogie contemporaine - le mouvement spontané de la jeunesse des années 60 était la découverte d’une existence avec l’ouverture à d’autres possibles; un possible de suite confisqué avec sa bande son. En 2019, la bande son a changé: le rap hurle autant au fond des caves que sur Skyrock, la pop s’est achetée une conduite au point d’être à 98% indigne et la techno s’offre encore quelques free parties de ci de-là… La vraie bande son d’un monde qui bouge aujourd’hui, c’est celle des flashballs et des grenades de désencerclement que découvre une population plus très jeune ( mais pas que!) qui, pour la première fois depuis les années 60 fait groupe pour dire son ras le bol d’un monde qui l’ignore pour mieux l’exploiter (Ferme ta gueule Luc Ferry, ferme ta gueule !).
La réinvention du politique hors cadre est peut-être la meilleure nouvelle depuis 1974 et la fin de l’extrême-gauche au bord de la lutte armée. Et, alors que le monde découvre et s’empare des gilets jaunes pour dire le même ras le bol, on se prendrait presque à rêver de champs de fraises à l’infini …
Jean-Pierre Simard le 25/01/19
Revolution in the Head, les enregistrements des Beatles et les sixties de Ian McDonald, traduction Aymeric Leroy, éditions le Mot et le reste