Avec Dov Lynch, Vienne en mémoire-cache

Dans les ruines de Vienne en 1945, un bien curieux voyage aux confins de ce que la mémoire peut supporter ou enfouir.

En 2015, j’avais beaucoup aimé « Mer noire », étonnant premier roman d’un diplomate irlandais, écrit directement en français, narrant un fort curieux périple contemporain, de l’île atlantique jusqu’en Abkhazie. Ce deuxième roman, publié au Seuil en 2018, rendu d’emblée encore plus alléchant par la belle recension de ma collègue et amie Charybde 7, ici, a cette fois été écrit en anglais, puis traduit en français par l’auteur lui-même, dans une langue à nouveau impressionnante de douceur calculée et de précision.

Vienne, avril 1945. Alors que se prépare la bataille de Berlin qui scellera le sort du IIIème Reich, les armées soviétiques du 3ème Front d’Ukraine, ayant repoussé la dernière contre-offensive nazie en Hongrie, envahissent l’Autriche, dont le sort n’avait pas été tranché par les Alliés à Yalta l’année précédente. Dans cette période de derniers soubresauts d’une bête agonisante, tandis que d’ultimes résistances s’acharnent, la plupart des survivants, lorsqu’ils ne se sont pas purement et simplement effondrés sur place, se préoccupent désormais de survie ou de fuite : pour les Nazis, ne pas tomber aux mains des Soviétiques et rejoindre si possible les réseaux d’évasion qui fleurissent déjà depuis quelque temps, pour les autres, recevoir le précieux certificat de dénazification de la part des Américains, des Britanniques ou des Français, et retrouver une activité – pour vivre dans les décombres du cauchemar.

Il ouvrit la porte d’entrée et emprunta un passage en planches posées sur les décombres. Tous les bâtiments de la rue avaient été touchés par les raids aériens. La pharmacie était en ruines. Les fenêtres des laboratoires de l’université étaient noircies par le feu. Les deux autres bâtiments étaient des amas de briques et de moellons, de métal noirci et tordu, charpentes à découvert. Un mur en pierre tenait encore debout. Ici et là pointaient des meubles indemnes, une baignoire, une armoire à la porte battante. Seul son immeuble n’avait pas été touché.
Trois camions passèrent lentement. Dans le dernier, il aperçut un soldat. La quarantaine, maigre, le visage gris, fermé. Un homme comme lui.
Vienne avait été déclarée ville forteresse. Tous les hommes avaient été appelés pour repousser l’offensive russe.
Sur la route qui menait vers le centre, il prit le tram qui coupait le boulevard et entrait dans la vieille ville. Il descendit devant la caserne des pompiers et traversa la rue.
La galerie marchande brûlait dans la rue piétonne. Deux grands panaches de fumée noire jaillissaient des fenêtres ouvertes au dernier étage. Les gens se bousculaient à l’entrée, des hommes essayaient de se frayer un passage à travers la foule, tenant au-dessus de leurs têtes des cabas remplis de marchandises volées.

Le Troisième homme, Carol Reed.

Dans cette période charnière, cette mince tranche d’histoire entre la fin d’une guerre chaude et le début d’une guerre froide, période propice s’il en est aux flottements comme aux déterminations, dont surent s’emparer notamment le Thomas Pynchon de « L’arc-en-ciel de la gravité », le Jorge Volpi de « À la recherche de Klingsor », ou même, d’une certaine manière, le William H. Gass du « Tunnel » et du « Musée de l’inhumanité », Klemens Steiner, ex-membre de la police criminelle, ayant passé avec succès le processus de dénazification, est néanmoins à nouveau interrogé par l’occupant américain, en décembre 1945, à propos de son passé durant la guerre à l’Est, et de son évasion de Vienne encerclée en avril 1945.

Klem et le capitaine américain s’étaient regardés en silence un moment, toujours debout au milieu de la pièce, puis Klem s’était présenté. Klemens Steiner, quarante-cinq ans, de nationalité autrichienne, résidant à Vienne. Il avait sorti son document de dénazification. Le capitaine américain l’avait arrêté en disant qu’il n’en avait pas besoin. Il ne voulait pas savoir ce que Klem avait fait pendant la guerre, mais comment il avait quitté Vienne quand la ville tombait. C’était tout ce qui l’intéressait. Il voulait toute l’histoire, de son départ de Vienne jusqu’à son arrestation par les forces américaines près de la ville de Passau.
– C’était bien à Passau ?
Klem n’avait pas répondu. L’Américain devait savoir exactement où il avait été arrêté.
L’Américain avait approché une chaise, ils s’étaient assis, leurs genoux si proches qu’ils se touchaient presque, et Klem avait commencé à parler. Il avait commencé par le jour où ses mains avaient tremblé, quand il était retourné au commissariat de police pour la première fois après avoir été libéré du camp. L’Américain l’avait écouté sans l’interrompre. Il avait écouté en fumant une cigarette après l’autre, examinant le visage de Klem comme s’il cherchait à en mémoriser les contours. Klem avait parlé, les mots étaient venus et les souvenirs aussi. Il se souvenait de la faim et de la peur, et de la certitude qui les habitait tous que la fin approchait, que tout allait enfin finir.
Pourquoi l’Américain voulait-il entendre son histoire ? Des milliers de personnes avaient fui Vienne dans les derniers jours de la guerre.

Si d’un passé déjà brumeux (mais l’est-il vraiment tant que cela ?) pourront surgir un certain bataillon de police sur le « front de l’Est », portant en lui toute l’horreur analytique du « Croire et détruire » de Christian Ingrao, et une survie en camp de concentration, qui évoquera plus particulièrement l’Autriche du Mauthausen de David M. Thomas (« Nos yeux maudits »), c’est surtout par sa remarquable exploitation des silences, des non-dits, des demi-mensonges et des rectifications a posteriori que Dov Lynch se distingue ici, inventant un interrogatoire littéraire d’une rare subtilité machiavélique, jouant à merveille et comme mine de rien des chocs sourds entre culpabilité, volonté de survie, honte de l’impensable et intérêts bien compris, dans les ruines de la carte, justement, pourrait ajouter Emmanuel Ruben. Et c’est ainsi, avec le concours caractérisé des décombres et du Danube, que « Hauts-fonds » obtient son juste impact, beau et troublant, auprès de la lectrice ou du lecteur.

Les sirènes résonnèrent à nouveau. Les bombardiers repassèrent, les canons antiaériens martelèrent le ciel. Les bombes sifflaient, les explosions fracassaient la nuit en déferlements énormes de bruit et de chaleur. Un bâtiment près du commissariat fut touché. Le sol trembla, la table s’en alla buter contre le mur. Klem entendit dans le couloir une armoire ou une étagère s’écraser au sol.
Il ne bougea pas. Il savait ce qu’il devait faire. Attendre, respirer en comptant jusqu’à dix, respirer, compter jusqu’à dix, attendre la fin du raid.
Rudi avait raison. Il n’aurait pas dû survivre.
Il avait passé dix-huit mois dans ce camp et en était sorti vivant.

Dov Lynch

Dov Lynch - Hauts Fonds - éditions du Seuil
Charybde2 le 8/06/18

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