Viens toucher le tatouage de Pepe Carvalho
Entre Barcelone et Amsterdam, dans les plis de l’hédonisme et du politique, la naissance de l’un des plus puissants et attachants personnages du roman noir contemporain.
La salle sentait les rognons au xérès. Carvalho chercha une table dans un coin d’où il pourrait avoir une vue d’ensemble, tandis que l’air alourdi d’effluves de graisse de rognon pénétrait son nez, sa bouche, sa langue. Il commanda une salade castillane et des rognons. Il tenta de se représenter ce qu’on pouvait attendre de l’adjectif « castillane » accolé au substantif « salade ». Son imagination était plus fertile que celle du cuisinier. Il s’agissait d’un lit de pommes de terre à la vinaigrette sur lequel étaient déposées stratégiquement quelques miettes de thon à l’escabèche.
Tenant à l’œil les miettes clairsemées, Carvalho n’en observait pas moins la salle et se faisait une idée du lieu et des gens. Il demanda au garçon :
– Bromure est là ?
– Il termine avec quelqu’un en bas. Je vais lui dire de monter, si vous voulez.
– Oui, merci.
Bromure arriva et trouva Carvalho qui trempait des bouts de pain dans la sauce des rognons, les contemplait, tout imprégnés de graisse brune, les offrait enfin à l’attente palpitante de sa langue. Un plat de rognons était d’abord un plaisir olfactif et tactile que l’arrivée du cireur ne parvint pas à troubler. Bromure s’agenouilla devant Carvalho, saisit un de ses pieds et le posa sur sa boîte.
– Tu es venu pour la bouffe ou pour le travail ?
– Les deux. On a trouvé un mort sur une plage. Il n’avait plus de visage. Les poissons l’avaient dévoré et il avait une phrase tatouée dans le dos : Né pour révolutionner l’enfer.
– Il y a des gens qui ne doutent de rien.
– Que veux-tu que j’y fasse ?
– Et dans sa voix amère, y avait la tristesse… d’un accordéon fatigué, non ?
– Qu’est-ce que tu me sors, là ?
Les yeux larmoyants du cireur s’enfoncèrent encore dans le réseau serré de rides crasseuses qui lui composait un visage, à partie égale avec des plaques de couperose violacée. Il riait, sans doute, ou du moins c’est ainsi que Carvalho interpréta la sorte de commotion sismique qui souleva le bloc de rides. – C’est une vieille chanson qui s’appelait Tatouage, chantée par Conchita Piquer.
Si l’on garde à part « J’ai tué Kennedy » (1972), dans lequel Pepe Carvalho est bien présent, mais dans ce qui n’est pas une enquête, et qui tiendra surtout un rôle presque mythique dans le reste de ses aventures, « Tatouage », publié en 1974 (traduit en français en 1990 par Michèle Gazier chez Christian Bourgois, puis revu par Georges Tyras en 2012 pour l’édition en Points Seuil), est bien la première enquête du plus célèbre des détectives privés barcelonais, créé par Manuel Vázquez Montalbán pour devenir l’un des plus saisissants personnages archétypaux d’un certain roman noir contemporain, en prise ici, au total, sur près de quarante ans d’évolution sociale, politique, économique et humaine de l’Espagne.
Carvalho descendit à la cave pour y chercher du bois. Il fit plusieurs voyages, puis nettoya la cheminée des restes de la dernière flambée qu’il y avait faite, cinq jours plus tôt. Quatre nuits de suite chez Charo, c’était trop de nuits. Carvalho était tiraillé entre des sentiments contradictoires. D’un côté, il se reprochait d’avoir abandonné sa maison et sa vie réglée, normale. De l’autre, il se rappelait le velours de la peau de Charo, la douceur de sa peau la plus secrète, certains gestes tendres qui lui avaient démontré qu’elle l’aimait.
Il chercha vainement un journal pour mettre le feu au tas de bois qu’il avait arrangé selon les règles des bons allumeurs de feu. Du petit bois à la bûche, le tas respectait la correcte hiérarchie pyramidale allant du plus léger au plus lourd. Mais il n’y avait pas de papier.
– Je devrais lire les journaux plus souvent, dit-il à haute voix.
Finalement, il s’approcha des rayonnages de livres qui recouvraient les murs de la pièce. Il hésita mais se décida pour un livre rectangulaire, vert, épais. Carvalho en lut un fragment tout en le portant au bûcher. Il s’intitulait España como problema, écrit par un certain Laín Entralgo à une époque où l’on croyait que l’Espagne était à elle-même son seul problème. Il glissa le livre – tous les feuillets, y compris la reliure qu’il avait forcée – sous le bois, puis il y mit le feu, à la fois anxieux et impatient de voir jaillir la flamme tandis que le livre se transformerait en un simple amas de mots oubliés.
En installant ainsi Pepe Carvalho dans le rare paysage des enquêteurs fondamentalement gourmets (après le Thomas Lieven de Johannes Mario Simmel, et avant l’hommage direct que constituera le commissaire Salvo Montalbano d’Andrea Camilleri), en lui donnant son épaisseur issue aussi bien de sa relation libre et puissante avec la prostituée Charo, que de son rapport aux livres extrêmement nombreux dont il est désormais largement revenu, et surtout de son alchimie très particulière vis-à-vis de l’évolution de la société espagnole en fin de franquisme et dans les reconversions pas toujours si ragoûtantes qu’entraînera la movida, Manuel Vázquez Montalbán a créé, mine de rien, l’un des personnages les plus puissants des années 1980-2000 et l’un de ceux parmi les plus fidèles à la tradition authentique du roman noir, dans ce reflet terrible, hilarant, rusé et sans concessions des affres d’une époque – et au-delà.
Manuel Vasquez Montalban Tatouage Points Seuil
Charybde2 le 6/06/18
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