Les résistances caustiques de Barry Lopez
En neuf missives-récits, une incroyable leçon fictionnelle de résistance contemporaine.
Barry Lopez est surtout connu en France pour son redoutable « Rêves arctiques », National Book Award 1986, fabuleuse confrontation entre les habitats arctiques de divers animaux et les mutations délétères imposées désormais par l’homme, leçon d’écologie et de philosophie. Son activité purement fictionnelle est nettement moins connue, mais mérite pourtant bien davantage qu’un simple détour. Son « Résistance » de 2004, traduit en français en 2006 par Vincent Delezoide dans Le Cabinet de Lecture, la collection dirigée par Alberto Manguel chez Actes Sud, en fournit un témoignage éblouissant.
J’ai posé le petit-déjeuner sur la table, je lui ai versé un deuxième café, puis je suis allé chercher mon ordinateur portable. J’ai commencé à rédiger un e-mail collectif à l’attention d’un réseau assez informel de personnes avec lesquelles j’étais en contact depuis que le gouvernement de notre pays avait changé. Nous communiquions par le biais d’une série de clés et de portes dérobées électroniques qui différaient nos échanges ; mais dès le milieu de la matinée, mes soupçons étaient confirmés. Ils avaient tous reçu la même lettre.
Elle provenait de la Sécurité intérieure, un groupe de gens que nous avions fini par baptiser les « idiots de la lumière », tant ils étaient éblouis par leur dieu. Ils comptaient dans leurs rangs des individus qui glorifiaient les ravages de la publicité et les duperies des campagnes de relations publiques comme autant de voies vers la rédemption. La lettre était aussi passée par la division de l’Égalité économique : cette branche du ministère du Commerce, nous les appelions les « exécutants de la loterie », qui, eux, étaient tout occupés à faire l’article des effets apaisants et salutaires d’une pratique régulière de la consommation. Elle portait enfin l’insigne doré en forme de serre d’aigle de la Delta Confederacy, un contingent de groupuscules citoyens chapeautés par des formateurs du bureau de la Sécurité intérieure.
Les auteurs de la lettre nous informaient du besoin national et persistant de réformes démocratiques. Chacun d’entre nous se voyait averti de l’irritation générale que suscitait nos travaux, et instruit du désir qu’avait le gouvernement de nous en entretenir.
Le nom du dirigeant à l’origine de la lettre – deux pages soigneusement imprimées sur un papier vergé couleur crème et paraphées au stylo bille rouge – faisait un peu froid dans le dos. Je me suis assis pour guetter l’arrivée d’autres e-mails. Nous ne nous attendions pas à ça, du moins pas à une approche aussi frontale.
Dans cet univers post-11 septembre imaginé par Barry Lopez, dans lequel tant de traits apparemment absurdes sont déjà de simples reflets de notre présent, qu’est-ce qui peut donc rapprocher, bien au-delà de leurs activités, justement, les savoureux et intenses personnages fictifs (tels qu’ils se confient chacun et chacune dans leur missive) que sont Owen Daniels (conservateur indépendant, auteur d’Art et commerce en Amérique), Lisa Meyer (artiste d’installations, architecte paysagiste), Gary Sinclair (ébéniste, militant du droit à la terre, éditeur de Cultures indigènes : revue internationale de folklore), Harvey Fleming (compagnie Bravo, 2e bataillon, 27e régiment d’infanterie, historien militaire, auteur d’Un incident à Kaboul), Edward Larmirande (membre du Métis Nation Council, avocat, auteur du Voyage spirituel ou le Suicide de Meriwether Lewis), Elisabeth Wangfu (traductrice, auteur de Conquêtes : une étude sur l’usage international de l’anglais américain, membre de l’Organisation interasiatique du commerce), Jefferson deShay (médecin, spécialiste de l’histoire des sociétés, directeur de publication de la Correspondance de Corazón Aquino, en trois volumes), Marion Taylor (consultant en énergies alternatives, producteur de Changer les fils des femmes), ou encore Eric Rutterman (militant pour les droits des populations indigènes, auteur d’Ishnalune, Kapanuna, Diltan Sa) ?
Nous ne sommes pas optimistes. Invisibles coolies, nous grignotons peu à peu la façade d’omnipotence et de vertu, mais, que ce soit à nos propres yeux ou à ceux des autres, nous ne sommes que des dissidents inefficaces. Nous n’avons rien trouvé contre la tyrannie qui n’ait déjà été écrit, dansé, chanté à pleins poumons dix mille fois. La somnolence, la grande surdité, voilà ce qui signe nos problèmes. L’illettrisme. Cet appétit féroce pour le divertissement, pierre angulaire désormais de la vie de notre nation. Dans le divertissement, on rencontre les sourds. Dans le divertissement absolu, on découvre le refuge de l’illettrisme.
Dans un long entretien avec Christian Martin, publié dans The Georgia Reviewen 2006, Barry Lopez répondait entre autres à cette question des lignes de fuite et d’action partagées par les neuf protagonistes de « Résistance ». Rejoignant à plus d’un titre les réflexions contemporaines d’un Hans Magnus Enzensberger(« Médiocrité et folie », 1988), il identifie la cible sans ambiguïté, alors même que ses personnages ne l’évoquent pas toutes et tous de la même manière, loin s’en faut : « Mes personnages résistent à la conformité. À la conformité à un mode de vie qui in fine détruirait leurs âmes et compromettrait toute idée de justice. A l’effet mesmérisant de la consommation qui rend aveugle à la cruauté des organisations sociales et des pressions politiques. » Face à un pouvoir paranoïaque, multiforme et méticuleux qui leur explique d’emblée que leurs travaux ne sont pas les bienvenus, leurs prises de tangente et leurs recours à l’imagination vitale appliquée apparaissent comme autant de possibilités bien réelles de ne pas se laisser cuire à l’étouffée.
Pour ce que nous en savons, nos interrogateurs sont peut-être déjà dans l’avion, ou même en train de passer la douane, d’éplucher des annuaires, de payer des bateliers qui les emmèneront en amont sans délai, ils ne manqueront pas d’embarquer avec leurs téléphones satellitaires et autres PalmPilots, balises GPS, dictionnaires bilingues, guides Lonely Planet, comptes de frais illimités, pistolets automatiques, Dexédrine, cartes Visa, antidiarrhéiques, Xanax, cocaïne, notifications des actions en propriété intentées par NLog Communications, ainsi que quelques cartouches de Marlboro destinées au troc. Ils arriveront probablement à destination, mais nous n’y serons pas. À la place, ils trouveront ces récits qui racontent des endroits où nous avons été et ce que nous avons vu.
En lieu et place de nous-mêmes, nous faisons don des écrits qui suivent, d’abord par simple respect pour le pénible voyage qui fut celui de chaque agent, mais avec l’intuition aussi des doutes qui furent les siens, et en signe de compassion pour les dépendances multiples, impitoyables, qui affectent l’émissaire envoyé en mission de violence.
Remarquablement écrite, mêlant une approche presque poétique à une causticité robuste et redoutable, située à un curieux carrefour imaginaire entre l’Antoine Volodine de « Biographie comparée de Jorian Murgrave » et le sous-commandant Marcos du « Don Durito de la forêt Lacandone », superbement illustrée de monotypes d’Alan Magee et dotée d’une belle postface d’Alberto Manguel, cette « Résistance » nous offre un texte puissant et salutaire.
Barry Lopez - Résistance- éditions Actes Sud
Charybde2 le 25/05/18
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