Des sorcières pour la science, contre la morale
La lutte entre science et superstition religieuse, incarnée par les livres et par quelques humains singuliers en 1735. Tragique, drôle et beau.
En ma qualité de livre, assemblage de cuir et de rêves, d’encre et d’inspiration, je compte des érudits parmi mes amis, des poètes parmi mes héros, et pas mal de colle parmi mes dieux. Mais sur quoi se fonde ma particularité ? En quoi les Principia mathematica diffèrent-ils des autres ouvrages ? Mon importance historique ne souffre nul débat : je suis tout simplement le plus grand ouvrage scientifique jamais écrit. Mon utilité pratique est sans conteste. Quoi que vous pensiez des sondes martiennes, des fusées pour aller sur la Lune, des satellites en orbite, des automobiles, des turbines à vapeur, des métiers à tisser, de la révolution industrielle ou de l’l’Institut de technologue du Massachusetts, rien de tout cela n’aurait été possible sans moi. Mais les plus curieux d’entre vous désirent également en savoir plus sur mon essence existentielle. Connaître mon âme, en vérité.
Descendez-moi de votre étagère. Comme la plupart des humains, je suppose, vous m’avez réservé une place d’importance, à côté de la Bible peut-être ou épaule contre épaule avec Homère. Ouvrez-moi. Cela débute de manière assez innocente, avec huit définitions copieuses mais nullement indigestes de la masse, de l’accélération et de la force, suivies par les trois fameuses lois du mouvement définies par papa. Continuez de tourner les pages. Les choses se compliquent, n’est-ce pas ? Les propositions prolifèrent, les postulats se bousculent, les déductions se reproduisent comme des souris de laboratoire. « Les forces centripètes des corps qui, par de constants mouvements, décrivent des cercles différents, inclinent vers les centres de ces mêmes cercles et sont les uns les autres semblables aux carrés des arcs décrits en des temps égaux divisés respectivement par les rayons des cercles. » Confondant, je l’avoue. Rien à voir avec L’Enfant et les Sortilèges.
Mais vous ne pouvez juger d’un livre par son contenu. Ce n’est pas parce que mon père m’a bourré de sinus, cosinus, tangentes et pire, que cela fait de moi un compagnon sinistre et ennuyeux. J’ai toujours fait en sorte de m’accorder avec l’aspect esthétique des mathématiques. Voyez le diagramme illustrant le postulat XLI. Avez-vous jamais observé disposition plus sensuelle de lignes ? Étudiez la figure XLVIII. Arcs et cycloïdes ont-ils jamais été plus beaux ? Mon père imprima le mouvement à la géométrie. Il apprit aux paraboles l’art de la pirouette et aux hyperboles celui de la gavotte. Ne vous laissez point davantage abuser par tout mon langage trigonométrique. Bien décidé à garder secrètes ses méthodes, Newton rédigea ses découvertes dans le langage mathématique de son époque. Ce qui est en gestation ici, c’est l’étonnant outil qu’il inventa pour calculer le taux de changement d’un taux de changement. Reste avec moi lecteur, et je t’apprendrai à courir avec les flux.
Jeune fille anglaise brillante et vive, dont le père, chasseur de sorcières en chef, auto-proclamé (il tente régulièrement d’obtenir une confirmation royale de son titre), est fréquemment absent, Jennet Stearne est largement élevée, en ce début du XVIIIe siècle, par sa tante Isobel, savante naturaliste, expérimentatrice, curieuse de tout et admiratrice d ‘Isaac Newton – dont les Principia Mathematica ont été publiés quelques années plus tôt, en 1687. Lorsqu’un terrible concours de circonstances fait de sa tante elle-même la victime d’une chasse aux sorcières, Jennet se promet de consacrer désormais sa vie à développer l’argumentation rationnelle permettant in fine l’abolition des Witchcraft Acts (de 1604 en Angleterre et de 1649 en Écosse), qui fournissent alors la base légale, terriblement rétrograde et évidemment scientifiquement absurde, qui permet à son père et à ses semblables d’opérer.
De temps à autre, bien sûr, l’alchimie s’impose si fortement que l’auteur dont on s’est emparé ne produit jamais un seul mot personnel. Certains faits irrésistibles ont accru ce phénomène. Tous les romans à l’eau de rose d’un certain E.M. Hull sont nés sous la plume amusée de Madame Bovary. Mein Kampf peut légitimement revendiquer toutes les cartes de vœux imprimées par Hallmark entre 1958 et 1967 ; l’œuvre entière de Richard Nixon ressort d’une contribution collective du tas de boue SF des éditions Ace. À présent, comme vous pouvez l’imaginer, le livre qui s’est attiré un gros lectorat à travers un travail personnel ambitionne de renouveler son succès. Une fois que La Terre vaine et autres poèmes eut engendré sa première plate-forme républicaine, elle ne put résister à créer toutes les autres. Après qu’En attendant Godot eut développé un penchant pour la rédaction des documentations Windows, il n’y eut plus moyen de l’arrêter.
Avec ce neuvième roman, publié en 2006 aux États-Unis (mais superbement traduit dès 2003 en français par Philippe Rouard chez Au Diable Vauvert), James Morrow, ayant opéré jusqu’alors dans les champs littéraires de la science-fiction et du fantastique, poursuivait son intense travail thématique autour des errements potentiels et réels de la religion et des maladresses ou palinodies de ses adversaires mal équipés (dont témoignait par exemple son emblématique « Trilogie de Jéhovah » entre 1994 et 1999), en signant sa première incursion dans le roman historique – fût-il aussi peu conventionnel que celui-ci – et en se permettant un extraordinaire hommage au « Courtier en tabac » (1960) du précurseur post-moderne John Barth. Partageant avec celui-ci la satire de l’obscurantisme issue du « Hudibras » (1663) de Samuel Butler, la résonance formidable obtenue en naviguant des deux côtés de l’Atlantique, entre Ancien et Nouveau Monde, l’adoption d’une succession de rebondissements aventureux hautement picaresques et le jeu somptueux avec les mises en abîme littéraires, « Le dernier chasseur de sorcières » joue à merveille de ses références historiques (en mobilisant comme inspirations, par exemple, l’authentique Matthew Hopkins, qui se fit appeler chasseur de sorcières en chef en Angleterre dans le premier quart du XVIIe siècle, ou bien Janet Horne, qui fut en 1727 la dernière personne exécutée légalement pour sorcellerie, mais surtout en utilisant certains interstices biographiques laissés habilement vacants par Isaac Newton, Benjamin Franklin ou Charles Louis de Secondat, baron de Montesquieu – la collaboration judiciaire et journalistique de ces deux derniers est l’un des nombreux morceaux de bravoure du roman), mais s’autorise de surcroît une truculente trouvaille méta-fictionnelle en confiant la narration à un livre proprement dit, les Principia Mathematica de Newton, justement, livre promu auteur à part entière comme nombre de ses congénères, auteur dont les réjouissantes interventions, tant à propos de l’histoire de Jennet Stearne elle-même que sur d’autres sujets (notamment la guerre qui l’oppose à travers les âges au Malleus maleficarum (1486), docte traité dominicain de lutte contre la sorcellerie aux apparences rationnelles déguisant de son mieux son caractère profondément superstitieux, guerre menée à grands coups d’armées d’insectes papivores de part et d’autre).
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On doit cependant rester conscient que les véritables méchants de mon histoire ne sont pas des individus dépravés mais des théologies psychotiques. Si on m’en donnait le temps, je pourrais repérer et chanter une douzaine de vertus chez Robert Hooke ou Andrew Pound ou même Walter Stearne. Dans le cas de ce dernier, par exemple, il va sans dire qu’il aimait sa fille. De fait, plus je mobilise mes molécules mentales sur ce dernier point, plus je me rappelle clairement que, découvrant l’escapade de Jennet à Cambridge, il ressentit un remords si profond que celui-ci chassa de sa psyché tous les autres sentiments. Ce fut des heures plus tard que, saisissant enfin ce qui avait motivé la fugue de Jennet, Walter éprouva ce que vous, humains, appelez la…
Saluons au passage, avec cette dernière citation, ci-dessus, un art de l’enchaînement entre registres de la narration par enjambements, à la fois abrupt et rusé, art que ne renierait certainement pas le Derek Walcott de « Une autre vie », et autorisons-nous un spoiler historique qui n’est absolument pas mentionné dans « Le dernier chasseur de sorcières » : Jennet et ses amis, réels ou imaginés, auront bien gain de cause in fine, et le Witchcraft Act de 1735 inversera totalement les législations précédentes, en constituant en délit le fait de prétendre avoir pratiqué ou avoir vu pratiquer de la sorcellerie, désormais considérée légalement comme une authentique billevesée.
Ce que nous dit avec enthousiasme Patrick Imbert à propos du « Dernier chasseur de sorcières » dans Bifrost est ici.
Relecture première lecture en anglais
James Morrow, diabolique conteur aux si nombreuses facettes – dont cet excellent roman présente certaines des plus spectaculaires -, sera présent pour une rencontre-dédicace à la librairie Charybde (129, rue de Charenton 75012 Paris) mercredi 23 mai prochain à partir de 19 h 30.
James Morrow - Le Dernier chasseur de sorcières - éditions Au Diable Vauvert
Charybde2 le 18/05/18
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