Mythologies modernes et sans paroles de Nicolas Presl

Nicolas Presl creuse son sillon dans le monde la BD, avec ses séquences muettes et ses personnages aux angles secs de Heureux qui comme OrientalismeL’Hydrie ou Le Fils. Quand les images éloquentes pallient l'absence des mots pour une scénographie où l’interaction entre le lecteur et les cases s'avère la clé.

Dans Levants, peut-être appendice d’Orientalisme publié en 2014, il est encore question d’un homme en voyage, vendeur itinérant se déplaçant dans un camion rempli de cartons. Qui croise, à la faveur d’une halte, une femme hantée par un passé douloureux, une musique chargée de violence ou une langueur sans fin, dilatée dans la chaleur d’une fin de journée orientale. Les regards s’interrogent, les guerres affleurent et le quotidien, coincé entre tradition et modernité, se mêle aux contes et légendes ancestrales.

À l’heure où les sociétés vivent une crise de l’attention, Nicolas Presl invite par ses BD à flâner dans un monde à peine fantasmé pour mieux se concentrer sur l’essentiel : une rafale de mitraillette, une tache de sang, un verre de thé prêt à être dégusté. L’auteur croise les temporalités et multiplie les digressions, entre réalité et souvenirs, les parenthèses succédant aux témoignages sans jamais perdre le lecteur pour autant. Avec des cadrages toujours serrés, des visages expressifs et des corps anguleux, comme un Picasso modernisé, pour un résultat fluide et lisible. Une mise en forme sophistiquée que traduisent d’ailleurs les irruptions de couleurs bichromiques: touches de vert, de marron et de rose pour mieux identifier les temps du récit. Encore une fois, beaucoup d’audace et de courage pour Nicolas Presl, qui persiste et signe en misant sur le lecteur. On voit moins que l’on entend ou l’on sent dans une BD de Nicolas Presl et les relectures nécessaires en étoffent toujours un peu plus le sens.

Impression confirmée par l’heureuse réédition du premier livre de l’auteur, Priape, publié en 2006, et préfacé par Vivien Bessières, universitaire manifestement inspiré et inspirant… Changement d’époque et de décor. On troque ici l’Orient d’aujourd’hui pour la Grèce antique (vraisemblablement, mais rien n’est sûr) et on rejoue quelques tragédies. Œdipe entre autres, avec pour acteur principal Priape, dieu romain de la fécondité et de la virilité, maudit par la nature car affublé d’un sexe outrancier, transformé en oracle mais à l’origine de son abandon et de sa mise à l’écart. Éminemment politique et moderne, Priape dessine une quête intime et identitaire où les silences ont valeur de non-dits, comme des tabous séculaires. Relire Priape, c’est ainsi voir et comprendre le chemin artistique emprunté par l’auteur, celui d’une œuvre au langage sensible et puissant.

Sans lourdeur ni moralisme, Nicolas Presl aborde et questionne à travers ses pages des thèmes comme la place de la femme dans une société patriarcale, l’influence de la religion, mais aussi la complexité du sentiment amoureux. Désormais converti à la couleur, mais toujours sans texte, Nicolas Presl livre avec Levants son œuvre la plus complexe à ce jour, mais sans doute aussi la plus fine, de par le nombre de récits qui s’y entremêlent, mais aussi de par son regard, toujours à hauteur d’homme, qui semble vouloir comprendre et dire, bien plus qu’expliquer ou juger.

Arschyle Gorky le 14/05/18 (avec Bodoi)

Levants et Priape (nouvelle édition) par Nicolas Presl, éditions Atrabile