La route de Damas d'avant les embrouilles avec Bachar El Assad
Une certaine Syrie de (juste) avant les guerres civiles, dans le regard malicieux et aigu d’une Française arabisante néophyte.
Si j’aurais su, j’aurais venu
Parents, amis, peuple de Rome, je suis arrivée à Damas. J’y resterai quelque temps. Je vais y vivre, y travailler, y suivre des cours d’arabe à la fac.
Ma vie, ces quatre premiers jours : j’ai à présent 1 – une carte Sim syrienne dans mon téléphone, et 2 – la clé d’une maison à Damas. Je suis parfaitement intégrée, quoi. J’ai emménagé cet après-midi. C’est petit et simple. Ce que j’ai : un lit d’une personne et demie, un petit bureau, une étagère dans l’angle, un portemanteau, un radiateur car les nuits sont encore fraîches, un ventilo car les journées seront bientôt torrides, une porte jaune, des colocataires suisses, néerlandais, australiens. Ce qu’il n’y a pas : des vitres aux fenêtres (volets et moustiquaires, that’s all), et… du bruit ! Enfin, à part les muezzins, bien sûr, d’autant que le bâtiment voisin est une mosquée – mais c’est plutôt joli, même si je changerai d’avis demain à 5 heures du mat’. On entend les minarets de tout Damas, certains très lointains, comme si la ville chantait. Je devine une voix de femme, et de la musique, et les litanies habituelles. C’est une maison traditionnelle avec carrelage, fontaine et chats, plusieurs terrasses auxquelles on accède par des escaliers ivres. C’est ocre et blanc, c’est frais et poussiéreux, c’est délicieux. Ma chambre règne seule sur la terrasse supérieure : je dispose d’un auvent pour les heures chaudes, d’une paillasse pour fumer le narguilé, d’un chat ça va sans dire, et d’un immense ciel damascène que parcourent des volées d’oiseaux. Sans doute l’équivalent du pigeon parisien, mais pour moi splendides et exotiques. Que demander de plus ?
Quelques années avant le printemps syrien avorté et les guerres civiles qui s’ensuivirent, Marie Surgers (que l’on connaissait surtout, sinon, pour ses somptueuses traductions de Jeff Noon) passait plusieurs mois à Damas, notamment pour suivre des cours d’arabe à l’université de la capitale baasiste. Tenant son carnet de voyage sous forme de blog, celui-ci paraît en 2011 aux éditions Rue des Promenades. Au cœur d’un Moyen-Orient toujours contrasté, toujours à la fois plus simple et plus complexe qu’il ne le semble d’abord au profane (et même au moins profane), cette « Auberge syrienne » insiste sans doute un peu moins sur la fête que celle, espagnole, de Cedric Klapisch, tire certainement avantage du contraste a priori plus important entre Paris et Damas qu’entre Paris et Barcelone, mais invente surtout ici une poésie spécifique, un ton enjoué et faussement léger bien particulier, et une belle capacité à tirer parti des résonances linguistiques et culturelles apportées bien plus qu’au passage par les cours d’arabe universitaires suivis sur place et par les rencontres fortuites, recherchées ou non, qui ne manquent décidément pas.
Merci
Il faut, m’a dit Karen, il faut aller à Mar Moussa. Il est des lieux, m’a dit mon père, des lieux où l’esprit souffle. À Mar Moussa, l’esprit ne souffle pas, il vous chope au revers et vous allonge un pain. Partie pour une nuit j’y resterai cinq jours.
Le monastère est une forteresse au fond d’une vallée fermée, adossée à la roche. Il faut monter longtemps. On entre par derrière, on doit presque ramper pour franchir le boyau dans l’épaisseur du mur. Dedans, la terrasse offre à l’est la vallée tout entière, et la plaine au-delà et même un champ au loin, puis d’autres montagnes jusqu’au ciel. C’est du roc. Une tente sur pilotis pour dîner dans le froid, des chèvres, des dortoirs, une bibliothèque, des échelles et des ponts au-dessus du wadi.
Et l’église, l’église surtout. Un monde entier, vivant et calme, des fresques millénaires, la vapeur de l’encens et le bruit des prières. Un carré, percé d’un soupirail qui crie Jérusalem et séparé en trois par des arcs en plein cintre. On entre au coin sud-ouest. Pas de bancs, pas de chaise : on est en terre d’Islam. Des tapis étendus sur plusieurs épaisseurs, des coussins, des peaux de chèvre, et les fresques. Abîmées, arrachées, éclatantes, splendides. Des Bibles de Babel, un oud, des bougies. On croit voir un imam : c’est un moine en prière. Chez vous on s’agenouille, ici on se prosterne et on prie en arabe. Le Notre-Père affirme qu’Allahou Akbar, un Arabe chante la gloire d’Israël : ça fait un coup au cœur.
Le prêtre est un jésuite mais le rite est syriaque. Le rite est simple, humain, doré et dépouillé. Du prêtre, je ne dis rien : pas ici, c’est trop tôt.
D’une langue enjouée et maniant volontiers les sauts abrupts et les paradoxes délicats, oscillant entre amusement effréné et sérieux analytique, langue comme affermie par les illustrations de Sophie Gaucher qui la parsèment, Marie Surgers nous emmène sans affèteries à la découverte d’un pays qui fut, récemment, avant les grands déchirements contemporains des luttes de (dit-on) tous contre tous, et des émancipations éventuellement sulfureuses.
Marie Surgers - C'est le chemin qui compte - éditions Rue des Promenades
Charybde2 le 7/05/18
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