Negro Manifesto, le manifeste anti-discriminatoire absolu de Dana Murray

Le batteur jazz Dana Murray vient de sortir Negro Manifesto, un concept album d’une liberté totale, en  forme d'indispensable remise au point de toutes les discriminations.

 

Batteur, producteur et enseignant, Dana Murray délivre enfin son premier album solo, après 30 ans de carrière. Dans un inventaire non exhaustif des musiques contemporaines et un métissage brillant, il réussit à produire un disque d’une inventivité rare.

Spoken words, rap, free jazz, vocal jazz classique, il ne se prive d’aucune approche possible pour livrer un manifeste, politique, subversif, contestataire, mais surtout d’une intéressante profondeur musicale. Une sorte de puits sans fond, dans lequel on jettera son seau à l’envi pour en remonter une eau fraîche et galvanisante. Le vent souffle, des cloches résonnent et le saxophone de JD Allen nous introduisent à un disque que l’on pressent déjà exceptionnel.

Au premier abord, le disque est évidemment troublant. Pas de climax, aucune ballade évidente, et encore moins de chanson en passe de faire un standard. Nous avons plutôt à faire à un mélange érudit, sensible et radical d’une vision sonore de l’Amérique raciste et discriminatoire, depuis l’esclavage jusqu’aux derniers événements sanglants de son histoire.

43 minutes de jazz qui empruntent au hip-hop, au free, au psyché, au spoken word, et ne reculent pas devant une reprise du fameux Stand by Your Man de la chanteuse star de la country music Tammy Wynette : mais interprété ici par Lady Liberty - ce qui en dit long sur la symbolique à l'œuvre, quand on sait que les paroles country ringardes encouragent à "rester près de son homme et le combler en tous points".

Negro Manifesto ne se limite pas à conceptualiser l’ensemble des discriminations commises envers les diverses minorités - ce qui le rendrait quelque peu assommant - mais aussi celles vécues dans l'adolescence du musicien et qui empoisonnent encore le monde actuel ; le chemin musical de l'album se charge  d'actualiser cet état du monde (et pas seulement du point de vue des Etats-Unis).

Il distille au fil de l’écoute une force sensible, une rage douce rage, pour un curieux plaisir. Plaisir dont les dissonances seraient nos lassitudes à voir une Amérique qui n’en finit pas d’opprimer et, dont la liberté formelle serait l’exact opposé de « l’esclavage » intellectuel, voire spirituel qu’elle/il continue à pratiquer sous toutes ses formes. (Workin' for the Yankee dollar… )

Le disque regorge de trouvailles sonores et Temptation s'en avère le paradigme. Ni vraiment chanté, ni vraiment parlé, il emprunte à la musique répétitive. Les « chairs » sonores se mêlent aux sons électroniques, et rapprochent l’ensemble d’une atmosphère très sensuelle et quasi tactile. Les voix vous touchent, vous troublent, sans emprunter les habituels chemins  des registres émotionnels. Les artifices sont ailleurs : dans les silences, les césures et ces sons de cloches que Dana Murray utilise avec parcimonie, toujours  au moment opportun, comme une litanie, un (r)appel à être attentif sans jamais brusquer l’écoute.

Negro Manifesto est un disque exigeant qui se mérite. Cependant, il séduit d’emblée par une sincérité et une invention hors norme. " Il est à la fois un acte d'accusation et un chemin de découverte." Dana Murray en batteur discret y joue sans ostentation, avec un jeu subtil, basé davantage sur le timbre que sur le rythme, jusqu'à finir par happer complètement notre écoute.

Sur la pochette de l'album, des silhouettes de femmes et d’hommes à encre noire sont devant, en présence, laissant le drapeau américain visible par la persistance rétinienne, en filigrane; montrant que l’humanité est plus importante que le pays dans lequel elle s'ébat. Ce que la musique de Dana Murray  démontre manifestement. CQFD ! 

Richard Maniere, le 27/04/2018

Negro Manifesto, Dana Murray Label Ropeadope