Le quotidien détonant et en vers de Christian Prigent

La relecture en vers satiriques détonants d’un journal quotidien ordinaire.

Depuis que j’ai (re)découvert Christian Prigent en dévorant l’exceptionnel travail réalisé à l’occasion du colloque de Cerisy qui lui a été consacré en 2014 (« Christian Prigent : trou(v)er sa langue »), avec une bien belle soirée chez Charybde à la clé – soirée que l’on peut écouter ici -, je me suis lancé dans la relecture de ses œuvres et dans la lecture de celles que je ne connaissais pas encore.

« La Vie moderne », publié en 2012 chez P.O.L., est un recueil de poésie un rien particulier, que sa brève quatrième de couverture décrit presque à la perfection :

Dans les « langes » des « coupures de journaux », disait Blaise Cendrars, nous arrive « le bébé aujourd’hui ». Le voici, tout juste démailloté. Son lange est un journal, avec ses rubriques (société, politique, sports, sciences, gastronomie, météo, culture…). Chacune d’elles est recomposée en vers satiriques. Mais moins pour « châtier les mœurs » que pour dire, bouffonnement, une stupéfaction un peu effrayée.

Voici donc un étonnant quotidien, du matin ou du soir, presque exhaustif dans sa manière de parcourir les possibles préoccupations du moment, de la plus ordinaire à la plus inattendue, de la plus profondément politique à la plus significativement futile : niqabs & strings sur l’estranchevelure archisculptée, religions en ligne, tueur en série, procréation assistée, consultation psychologique, grille de rentrée, vidéosurveillance, appareils électroménagers, choix d’ameublement, attentats terroristes (Prothèse mammaire avec explosif boum / Le trou dans le Boeing), élection présidentielle, manifestations, conseils santé, publicités pour des spas, menace de grippe, compétition internationale de judo, transfert du footballeur Djibril Cissé… Ce redoutable inventaire à la Prigent joue à la perfection de nos peurs et de leurs dérivatifs, rappelant à chaque page la puissance de la réinterprétation quotidienne des signes dont fourmille le réel, marchand et organisé pour croître.

Au cybercafé Jésus de Nazareth
Ou au bar Shalom Tabernacle (info.net)
Très top concentré sur la question du style
Laisse en toi le global crépiter utile.

Un clin d’oeil possible (p 59)

Christian Prigent, il nous le rappelle de facto ici, est décidément unique. Si l’on peut imaginer certains échos d’un travail comme celui de « La Vie moderne »dans la manière dont un Patrick Bouvet est capable de mobiliser et de transfigurer les éléments quotidiens mythifiés de la pop culture (de « In situ » en 1999 à, par exemple, « Petite histoire du spectacle industriel » en 2017), ou dans le maniement rusé et cathartique du calembour (et de ses multiples incarnations possibles) que l’on observait récemment chez un Jules Vipaldo (« Le banquet de plafond », 2018), il demeure presque seul sur le pont à ce degré d’affrontement décomplexé, très joueur et toujours en alerte néanmoins, face à la langue et à ce que tente en permanence de lui faire subir le storytelling dominant de la consommation et de la conformation.

Oh oui mon corps comme tu es loin tiré
Au-devant de moi par tous ces virtuels or
Ganes ondes réseaux poche à merde pro
Thèses palm-pilot dans l’affreuse clarté
Du flash !

***

Armstrong ? Un Faust cosmonaute à casque car
Bone oreillette à tout azimut écar
Quillée dans l’hyperoxygénation
Du globule. Et l’tricotis du ripaton

Looping petit moulin ça goinfre au pentu
De l’Alpe. Après, ces merdes essoufflées c’est
Piétaille à cul lourd. Car pour extra strong Ü
Bermensch pas corpus sanum veut vélo mais

Décoller d’homo moyen vers un astre ou m
Arche ange ou démon sur les eaux mais via vroum
Vroum Formule 1 moteur survitaminé
Par Signor Ferrari docteur bien nommé.

Christian Prigent 

Christian Prigent - La Vie moderne - éditions P.O.L.
Charybde2 le 26/04/18

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