Ubu roi, puis plus rien avec la Table Rase d'Alban Lefranc
Ascension et chute d’un politicien autoritaire, et ce qui se cache dans son ombre : une farce théâtrale rusée et incarnée.
CHŒUR
Tous les comédiens en avant-scène
(sauf ROMANRUSSE)
On rentre harassés du chômage / du travail / des forêts / du bureau
Méprisés bousculés frappés dans le métro dans les rues de la ville
On prend des crachats plein la gueule dans tous les couloirs
On monte les escaliers
On est tendus partout mauvais
Suant et mauvais et pleins de mauvaise colère
On pousse la porte
On sort la queue pour qu’elles la sucent
C’est bien la moindre des choses
Après les crachats plein la gueule dans tous les couloirs
Et non
NON !
Elles ne veulent plus
Elles ne prennent même plus la peine de lancer des migraines à la tête des crachats qui nous coulent sur la gueule
Pas envie qu’elles disent
Écoute j’ai pas envie
On est sidérés
Forcément on est sidérés
Est-ce que vous avez eu faim ?
Vous n’avez jamais eu faim monsieur vous n’avez jamais eu froid
Vous ne savez pas ce que c’est que la misère
On a froid
Depuis longtemps nous on a froid
On est nombreux à avoir froid depuis trop longtemps
On a couru dans tous les coins
Dehors longtemps langue pendante yeux de rats
On est nombreux
On ne veut plus avoir froid
D’avoir eu froid souvent on ne veut plus jamais avoir froid
On sait, au moins depuis son « Steve Jobs », à quel point la pensée du théâtre – et celle de la poésie sonore – irrigue le travail d’Alban Lefranc – et on en avait eu la confirmation lors d’une mémorable soirée « Libraire d’un soir » chez Charybde en octobre 2015, soirée que l’on peut écouter ici : diaphanes ou persistants, toujours multivoques, les fantômes de la Fraction Armée Rouge (« Si les bouches se ferment », 2014, après une première publication en 2006), de Nico (« Vous n’étiez pas là », 2009), de Mohamed Ali (« Le ring invisible », 2013), ou encore de Rainer Werner Fassbinder (« La mort en fanfare », 2012) et de Maurice Pialat (« L’amour la gueule ouverte », 2015), invitent avec une puissance physique et poétique proprement impressionnante – même en « simple » prose – à se poser la question, toujours renouvelée, de la signification intime et politique des icônes contemporaines, construites ou proclamées, parties intégrantes de savants storytellings ou résistances spontanées à ce qui nous broie.
Cette « Table rase », qui paraît en ce début 2018 chez Quartett (après avoir connu une première incarnation en 2015 sous le titre de « La mèche ») réussit la troublante performance d’extraire des prémisses politiques métaphoriques de « La résistible ascension d’Arturo Ui » (Bertolt Brecht, 1941) et du chaos apparent de « Klaxon, trompettes et… pétarades » (Dario Fo, 1981) une matière toute vivante et contemporaine, dans laquelle la si symbolique coiffure d’Adolf Hitler n’est plus qu’un élément parmi d’autres d’une logique conquérante du pouvoir, assise aussi bien sur l’impavidité de certains types de nantis, sur les complicités intéressées et débridées de techniciens madrés, que sur le ressentiment – souvent légitime – d’un grand nombre de démunis.
Klaxons, trompettes et… pétarades
POIGNARDPARA et DIRCAB au pas de course. POIGNARDPARA en uniforme militaire débraillé ; DIRCAB derrière lui en costume attaché-case. Les autres : des hommes de main de POIGNARDPARA.
À l’écart, ROMANRUSSE continue de conter fleurette à EVA. Puis elle le quitte pour rejoindre MAUVAISCOTON.
POIGNARDPARA :
Ma mère me disait :
Ménage-toi mon garçon tu vas trop vite tu te précipites trop tu ne t’arrêtes jamais
Tu mourras bêtement
Écrasé par une voiture
Avalé par une bouche d’égout
Distrait distrait distrait
Comme il est distrait cet enfant
Répétait ma pauvre mère
Et tellement exigeant avec lui-même
Il ne prend jamais le temps
Il veut toujours faire mieux
Toujours servir les autres
Ma pauvre mère
DIRCAB :
Chef mon devoir est de t’avertir la situation est difficile tu lis les journaux ?
Les prévisions sont mauvaises
Les prévisions sont très mauvaises
Les adhésions sont en baisse les gens n’ont plus le cœur à s’amuser
Chef tu comprends les fondamentaux de l’économie ?
Je n’ai pas besoin de faire un dessin ?
C’est la récession le dérapage la rigueur
C’est la crise LA CRISE
En allemand DIE KRISE
POIGNARDPARA :
Tu vois
DIRCAB :
Quoi ?
POIGNARDPARA :
Je ne demande pas grand-chose c’est quand même pas la mer à boire
DIRCAB :
Tu sais ce que ça coûte ?
POIGNARDPARA :
(Il chantonne.)
On n’est pas venus pour se faire engueuler
On est là pour voir le défilé
C’est bien entendu la langue, et la manière dont elle se porte aux avants-postes (avec le concours de bien savoureuses didascalies et d’un choix de noms propres à méditer – ils ont d’ailleurs largement changé par rapport à ceux qui hantaient « La mèche »), qui fait ici la différence. Sous les atours de la farce ravageuse – l’ « Ubu Roi » d’Alfred Jarry (1896) fait partie ici des références revendiquées -, mais soigneusement à l’écart de l’ironie réfrigérante et si volontiers dépolitisante, comme Alban Lefranc s’en explique dans un bel entretien de 2015 avec Christine Marcandier dans Diacritik, ici, « Table rase » dresse un intense et charnel portrait en creux des convergences des intérêts particuliers éventuellement habiles et de la bêtise fondamentale, lorsqu’il s’agit de triompher et de mettre au pas ce qui récalcitre dans nos sociétés, hier comme aujourd’hui. Le Chant du Monstre n°4 avait publié les premiers extraits de ce texte subtil et rageur, alors qu’il était encore en mutation, et l’on attend désormais avec une certaine impatience, au-delà de la lecture, davantage d’occasions de le découvrir à la scène.
Vous pouvez nous croire, cela nous fait mal à tous de voir à quel degré d’incompréhension se heurtent parfois les mesures que nous prenons.
Table rase d'Alban Lefranc, éditions Quartett
Charybde2 le 3/04/18
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