Les deux Margaux, oui et non

Durant une fête, Margaux, 20 ans (Agathe Bonitzer, fille de Sophie Fillières déjà croisée dans Un chat un chat en 2009), fait la connaissance de Margaux, 45 ans (Sandrine Kiberlain pour un premier rôle chez l'auteure de l'inaugural Des filles et des chiens en 1991).

Face au miroir d'une étrange reconnaissance mutuelle, les deux Margaux partagent tant de points communs, atomes crochus, secrets personnels, que s'imposerait l'évidence, même si elle en vient à excéder tout ordinaire : La belle et la belle sera un film fantastique, qui propose non seulement de dédoubler son personnage principal, mais encore de jouer d'un écart générationnel comme autant de court-circuits pour un voyage temporel évoluant entre flash-back et flash-forward. Mais il le sera en voisinage certain avec Camille redouble (2011) de Noémie Lvovsky parce qu'il s'agit de vérifier dans un cas comme dans l'autre que les femmes ont un privilège sur les hommes concernant leur capacité à mieux anticiper ce qu'elles deviendront parce qu'elles ont une meilleure mémoire de ce qu'elles auront été.

Le sixième long-métrage de Sophie Fillières refuse cependant de fixer son postulat fantastique afin de surenchérir sur les vertiges spéculaires de l'identité dédoublée et des disjonctions temporelles qui en découlent. A l'instar d'un film précédent comme Aïe (2000) qui proposait déjà un traitement malicieusement minimaliste de la figure de l'extraterrestre, le ton adopté ici est moins peut-être celui du fantastique que de la fantaisie, déduite d'un flottement d'hypothèses indécidables et suffisamment aplanies pour ne pas avoir à trancher pour l'une contre l'autre. Oui, les deux Margaux ne forment qu'une seule et même personne, mais saisie à deux âges différents cependant ajointés simultanément, leurs destins convergeant en appareillant la jeunesse de l'une avec la maturité de l'autre. Oui mais non, les deux Margaux, aussi proches soient-elles, sont deux femmes différentes et leurs destins fondamentalement divergent en dépit des similitudes formellement partagées. Oui mais non : Sophie Fillières aime rien moins que sauter par-dessus ce bon vieux principe aristotélicien de non-contradiction, elle l'a d'ailleurs déjà prouvé avec des titres simples et paradoxaux comme Grande Petite (1994) et Arrête ou je continue (2014). Entre le oui et le non, la frontière est parfois ténue, la différence quelquefois mince voire « inframince » ainsi que l'aurait dit Marcel Duchamp. A l'instar de l'écart permettant de différencier selon l'expression consacrée Un chat un chat (2009) ou bien encore, comme le rappelle la Margaux de 45 ans, faire entendre avec le merci français son équivalent phonétique exact dans la langue farsi.

Entre le oui et le non, il y a un monde ordinaire et pas toujours perceptible où la tautologie débouche sur le non-identique et c'est ainsi que la comédie fantastique peut valoir aussi comme une fantaisie mélancolique et vice-versa, selon les inflexions scénaristiques et les tours subtils de son perspectivisme. En effet, tantôt La Belle et la belle s'amuse à faire des 45 ans de l'une le programme horriblement borné pour les 20 ans de l'autre (savoir ainsi que la jeune Margaux deviendra professeure d'histoire-géo la désole et cette désolation surprend la Margaux mature qui aurait voulu l'oublier), à voir en même temps dans la jeunesse de l'une l'utopie inenvisageable pour l'autre d'une jeunesse recommencée ou continuée. Tantôt Sophie Fillières trame aussi son jeu d'étroites ressemblances de toute une série de dissemblances fines qui autorisent la Margaux de 45 ans à ne pas nourrir de regret concernant une jeunesse qui n'aura pas été la sienne, et qui invitent la Margaux de 20 ans à considérer de son côté que son avenir n'est pas écrit. Les séquences avec l'ex-ami interprété par Melvil Poupaud font ainsi tourner autour de la vrille de son axe de beau mec plus tout à fait jeune la confusion comique des répétitions statiques et des répétitions dynamiques ou différenciatrices (l'ex-compagnon revient à l'ordre du jour comme s'il était le premier). A l'inverse, le sort de la meilleure amie est tragiquement jouée dans la perspective de la Margaux mature (son décès à la suite d'une maladie succède à des retrouvailles trop longtemps différées), quand le désir ultimement distinctif de la jeune Margaux empêche que son destin soit d'avance joué. Et la fin de La Belle et la belle n'est précisément belle qu'à montrer le consentement de la Margaux mature à la décision de la jeune Margaux de s'éloigner et partir afin d'en finir avec les impasses spéculaires du mimétisme.

Entre la belle et la belle, il y aurait enfin lieu de savoir où se trouve la bête, et c'est une bien drôle de bestiole qui consisterait à rabattre l'éternel retour sur la répétition uniforme du même. C'est pourquoi l'on devra conclure ainsi : Sandrine Kiberlain est l'avenir possible d'Agathe Bonitzer, oui et non, l'une et l'autre figurant aussi deux actrices qui en toute égalité disposent chacune d'un destin à charge pour elle de faire sien et d'accomplir respectivement. Et deux promesses valent mieux qu'une.

Des Nouvelles du Front


L'Autre Quotidien a la joie de vous annoncer sa collaboration avec la revue en ligne Des Nouvelles du front autour du cinéma, mais pas que, puisque nous partageons avec elle d'autres passions et prises de position. Nous la laissons se présenter elle-même :

Contre l'envers du cinéma, le cinéma contraire

Avec la conjonction de l'esthétique et de la politique, se pose l'affirmation d'une nécessité d'essayer de penser les images à l'endroit même (le cinéma) où elles seraient paradoxalement, à la fois les plus faibles peut-être (en termes de rapports de force faisant l'actuel capitalisme médiatique et culturel) et peut-être aussi les plus fortes (en promesses de sensibilité, de pensée et d'émancipation). Et il n'y aurait là rien de moins politique dès lors que l'on refuse de cantonner, ainsi qu'y travaille par ailleurs la doxa, les choses (cinématographiques) de la sensibilité et de l'esprit dans les marges de luttes qui, où qu'elles se produisent, ne le font que depuis l'esprit et la sensibilité de ses acteurs et de ses actrices. Donc, des nouvelles du front, comme autant de prises de positions.

Des Nouvelles du Front