Une trilogie Rivette des 70's bien allumée à l'imaginaire psyché
Mai 68 a obligé à repenser le cinéma différemment, à sortir des histoires pour faire autre chose en rapport au monde ou une façon de le montrer. Godard a plongé dans le ciné-tract et Rivette dans la fiction, pendant que le cinéma de genre trouvait d'autres pistes dans l'horreur avec le giallo en Italie. Rivette et son brelan d'as des 70's s'est vu coffré chez Carlotta pour Duelle, Noroît et Merry-Go-Round. On en parle.
« Il y a eu une période d’une dizaine d’années entre les films Out 1 et Merry-Go-Round, où je n’avais plus envie de faire des films qui soient directement ou indirectement en prise avec la réalité sociologique de la France de cette époque, celle des années 1970. Je crois que je n’étais pas le seul. Dans l’après-1968, il y a eu d’une part des gens qui ont plongé dans les différents mouvements gauchistes ou d’extrême droite, et d’autre part des personnes ayant eu une réaction de désintérêt – comme moi, qui n’avais pas envie d’en parler dans mes films. Céline et Julie vont en bateau, Duelle, Noroît, Merry-Go-Round, ce sont des films qui flirtent davantage avec la fiction, avec l’envie d’aller dans des directions décollant du réalisme. C’était l’idée de laisser la fiction libre d’elle-même par rapport au contexte réaliste, social, de l’époque.» Jacques Rivette
Au début des années 1970, Jacques Rivette se lance dans la réalisation de films fleuve : Out 1 : noli me tangere, œuvre totale de douze heures quarante, et sa version « courte » de quatre heures et demie, Out 1 : Spectre, puis Céline et Julie vont en bateau de trois heures et quart. En 1975, le cinéaste décide de tourner une tétralogie intitulée « Les Filles du feu », titre emprunté à Gérard de Nerval finalement abandonné au profit de celui plus balzacien de « Scènes de la vie parallèle », en particulier de L’Histoire des Treize : « Ils avaient les pieds dans tous les salons, la tête sur tous les oreillers, les bras dans tous les coffres » (citation de Balzac). Pour filmer ces histoires influencées par la mythologie et centrées autour de personnages féminins forts, il opte pour une nouvelle méthode : les quatre films doivent être tournés en continuité et s’enchaîner les uns les autres, le montage débutant seulement à la toute fin. Pour des raisons pratiques, l’ordre de tournage est bousculé : 2, 3, 1, 4. Rivette s’attaque donc aux opus 2 et 3, Duelle et Noroît, entre mars et mai 1975. C’est lors du 3e tournage, une histoire d’amour entre un mortel et un fantôme, respectivement interprétés par Albert Finney et Leslie Caron, que le cinéaste interrompt le tournage, non pas pour des raisons physiques et psychologiques, comme il a été dit ici ou là, mais pour des raisons qui restent inexpliquées. Abandonnant là son projet de tétralogie – le dernier film devait être une comédie musicale avec Anna Karina dans le rôle principal. Deux ans plus tard, suite à sa rencontre avec l’actrice Maria Schneider avec laquelle il avait envie de tourner, Jacques Rivette complète la série des « Filles du feu » avec Merry-Go-Round. Une fois le point de départ de l’histoire trouvé, Rivette rassemble son équipe et commence le tournage dans un ordre chronologique à mesure du développement de l’intrigue. Finalement, des problèmes de décors vont le forcer à abandonner la chronologie et le tournage sous forme de work in progress s’avérera beaucoup plus long et usant que prévu pour son réalisateur. Achevé fin 1977, le film sortira dans les salles françaises quelques années plus tard, au début des années 1980.
Merry-Go-Round clôture le cycle « Scènes de la vie parallèle ». Le film est en résonance avec l’univers de magie surréaliste et de rêve qui caractérise les deux longs-métrages précédents, comme l’utilisation de la musique improvisée – même si les musiciens jazz de Merry-Go- Round n’ont été intégrés qu’au montage et non filmés avec les acteurs comme c’est le cas dans Duelle et Noroît. Mais c’est aussi sur leur volonté de s’abstraire de toute réalité sociologique que ces trois longs-métrages se rejoignent. Rivette préfère aux expérimentations des années 1970 jouer sur des variations de ses thèmes de prédilection (les complots, la fiction dans la fiction, l’importance de l’improvisation). Quasiment invisibles en salles depuis quarante ans, restaurés en 2K, Duelle, Noroît et Merry-Go-Round forment des parenthèses enchantées dans un contexte socio-politique désillusionné après l’euphorie de Mai 68.
Pitch de Duelle: Viva et Leni, filles du Soleil et de la Lune, convoitent toutes deux une pierre magique qui leur permettrait de rester sur Terre, perdant par là leur immortalité. Pour cela, elles vont s’affronter dans Paris, entraînant plusieurs humains dans leur lutte : Lucie, réceptionniste dans un hôtel, son frère Pierre, acrobate, et Elsa/Jeanne, ticket-girl dans un dancing...
« Pour moi le contrat qui consiste à payer une place de cinéma implique en retour l’accès à un autre monde – mais c’est peut-être là une conception du cinéma qui relève du rêve d’enfant.» Jacques Rivette
Pitch de Noroît : Effondrée, Morag découvre le corps sans vie de son frère Shane sur une plage et jure de venger sa mort. Celui-ci a été tué par la terrible Giulia qui règne d’une main de fer sur une bande de pirates habitant le château de l’île. Morag engage son amie Erika pour espionner la troupe avant de se faire elle-même recruter comme garde du corps de la chef des pirates...
« Les comédiens avec qui j’ai envie de tourner sont des acteurs physiques, corporels, des corps, des voix, et le corps et la voix sont plus importants que les mots. » Jacques Rivette
Pitch de Merry-Go-round : Un homme et une femme se rencontrent dans un hôtel près de l’aéroport de Roissy car ils ont tous deux reçu un télégramme d’une certaine Elisabeth les conviant à ce mystérieux rendez-vous. Ils font connaissance : l’Américain Ben est un ami de la jeune femme tandis que Léo n’est autre que sa sœur cadette. Sans nouvelles d’Elisabeth, Ben et Léo vont partir à sa recherche. Mais lorsqu’ils la retrouvent enfin, celle-ci se fait kidnapper sous leurs yeux...
« J’aime qu’un film soit une aventure : pour ceux qui le tournent, et plus tard pour ceux qui le voient. [...] Il ne reste qu’à espérer que le film achevé garde, en ses détours, quelque chose des périls de la traversée, de ses incertitudes, de ses éclaircies. » Jacques Rivette
Si le Eustache de La Maman et la Putain est le reflet fidèle des obsessions des 70's sur une certaine vision du monde décillée, avec les rapports possibles au couple et à l'amour, la folie manifeste et maîtrisée de Céline et Julie vont en bateau fait que je cherche toujours le panneau de la rue du Nadir aux pommes, chaque fois que j'en croise un. Un peu comme le souvenir de Belmondo ourlant ses lèvres devant une affiche de Bogart dans A Bout de souffle, pour parler d'un autre monument de Godard. Le coffret Carlotta ( et la ressortie en salles simultanée) de ces trois films est une manière de replonger dans les années Giscard en version psyché autiste, par le biais de la fiction où Rivette manifeste ses partis-pris d'alors sur le mode "allons voir ailleurs si nous y sommes bien et si ça tient la route". Et cela donne un essai film noir aussi fantasque que fantastique, avec Duelle, qui fait la liaison avec Céline et Julie, pour cause de casting similaire ou presque et ambiances de monde parallèle, suivi d'un film de pirates féminin ( dont se souviendra Bertrand Mandico dans Les Garçons sauvages) avec Noroît et ses paysages marins et de château moyen-âgeux, pour clore le propos avec la folle course-poursuite labyrinthique de Merry-Go-Round qui tient sur le magnétisme du duo Schneider/Dalessandro. Soient donc trois pistes pour se défiler du réel socio-politique du moment et raconter autrement des histoires. Toujours appuyé sur des scénarios forts et flottants pour laisser au spectateur le temps de s'inscrire dans le film et le réécrire à chaque vision, le cinéma de Rivette joue à délirer/délier la vision. Son processus lent oblige à l'attention continue, tout en proposant des acteurs qui sont sur le corps et l'expression pour porter le propos. C'est vraiment troublant de retrouver ces films invisibles depuis des lustres qui donnent le ton d'un moment de cinéma et d'histoire de France.
Sorti de la désillusion des années 70, ces fameuses années de plomb, son premier film suivant, de 1981, Le Pont du Nord verra Bulle Ogier, à la rue et juste sortie de prison, affronter dans Paris et la banlieue, la police privé des Max. Autre temps, autre cinéma…
Jean-Pierre Simard le 16/03/18
Jacques Rivette, la fiction au pouvoir en trois films: Duelle, Noroît et Merry-Go-Round, Carlotta éditions (et en salles)