La révolution Roxy Music du premier album de 1972
Avec ses premières maquettes datées de début 1971 nul ne pouvait prévoir le succès d'un tel groupe, si à côté de la plaque par rapport au son flottant des restes du psychédélisme de la décennie précédente. Mais le fait est que la version Super Deluxe sortie en février dernier en marque les étapes et que c'est aussi radical que passionnant. What's your name ? Virginia Plain …
Pour un ado qui découvre Roxy Music avec le live du Bataclan 1972 diffusé tard le soir sur RTL, c'est une vraie révolution copernicienne qui affole le compteur et l'émotivité. De suite, la sensation d'un truc aussi fou que géant et qui bouscule tous les codes en vigueur de l'époque : ce synthé qui zonzonne entre les mélodies, ce saxo et ce hautbois qui viennent parasiter les accords de guitare et la voix entre crooner européen et Elvis de Ferry; une claque qui fait mal et qui dure plus longtemps que la simple écoute du concert.
Le son en vogue d'alors est centré sur le rock californien à mélodies limpides et récitatifs, cf. le Harvest de Neil Young, pendant que le folk de Nick Drake affiche Pink Moon et Randy Newman Sail Away. C'est aussi l'année du Big Fun de Miles Davis, et de l'arrivée en fanfare de Black Sabbath et Deep Purple qui emportent le morceau. Mais le maître du jeu en Angleterre se nomme Marc Bolan qui règne sur les charts avec une enfilade sans fin de singles et que pointe déjà Ziggy Stardust, que le rock progressif affiche Jethro Tull et Yes ou Genesis et que le krautrock aligne aussi bien le premeir album éponyme de Neu, le Hosannah Mantra de Popol Vuh que le Ege Bamyasi de Can; qu'un Lou Reed produit par Bowie sort Transformer et Steely Dan Can't buy a Thrill; quand, de leur côté les Stones rejouent somptueusement le rock américain avec des atours plus neufs pour plaire au marché : c'est Exile on Main Street.
Furax de n'avoir pas été retenu comme chanteur de King Crimson par un Robert Fripp qui le trouvait mauvais … Bryan Ferry fera produire le premier album par Pete Sinfield, ci-devant parolier attitré du groupe susnommé… Et avec la version Super Deluxe, en quatre chapitres avec livret et DVD, on assiste à la genèse du projet de fin 70 à début 72, des premières maquettes au concert de Paris au Bataclan après la sortie de l'album, en assistant à la première Peel Session et au Live BBC ui a suivi peu après. Et c'est peu dire qu'il n'y plus rien de commun entre les premières démo qui jouent un rock avec des arrangements peu convenus mais reconnaissables, à la version 72 qui va plus loin dans la concision que l'album lui-même qui a effectué des coupes et des sauts quantiques pour voir le jour dans sa formule dernière.
On assiste bien là à la naissance de ce qui sera le Glam-rock avec ses grosses guitares ronflantes pour danser dans le chaos qui pointe, mais en plus avec les textes et la vision du monde de Ferry et Eno qui brouillent les code à façon, pour sortir un nouvel idiome, sans user de vieilles recettes. Au fil d'un an et demi, la voix s'affine et monte dans les aigus, les guitares sont réduites à la portion congrue au sein des arrangements bizarros prévus par Ferry, pendant qu' Eno fait ronfler les synthés pour donner une autre approche à cette construction à nulle autre pareille qui mixe dans les compos, tourneries jazz, rock des origines et un feeling décadent qu'on croit sorti aussi bien des cabarets berlinois ( pour le côté androgyne) que des studios où enregistre Sinatra pour poser ses immortelles bluettes.
Au fil des mois, et c'est le plus intéressant de l'écoute, on sent que la taille est là pour muscler le propos, le rendre encore plus étrange, lui donner un sens autre que le simple rock connu avec guitare, basse, batterie et claviers qui règne depuis le début de la décennie précédente. Quelle idée de faire jouer un saxo en lead ou un hautbois? A part le psychédélisme et Brian Wilson chez les Beach Boys, personne n'avait osé ça avant…
Sans faire bailler, comme le rock progressif, le son de Roxy de 72 emprunte à beaucoup, mais ne ressemble à personne, s'offrant le luxe d'aller plus loin dans le délire que Lou Reed avec Transformer, en proposant une vrai voyage unitaire, avec un son qui joue autant les castagnettes et le bel canto que le doo-woop, en s'aventurant aux frontières d'un jazz assez free, tout en restant en équilibre sur les constantes du rock pour ne pas perdre totalement l'auditeur au détour. Mais où les breaks ne tombent jamais où on les attend… Et enfin, il y a le look incroyable de tous les musiciens, allant du cuir au léopard et aux paillettes avec maquillage au kilo… et ça, c'est le début d'une révolution que Bowie perfectionnera en prouvant qu'on a le doit d'être différent, si on veut; même au fond du trou du cul du monde dans sa petite province étriquée.
Roxy Music étant sorti le 2/02/1972, il arrive avant Ziggy et ses araignées qui déclenchera une autre révolution qui enverra elle, Marc Bolan en retrait. Et le groupe de Ferry, le temps de 4 albums inventera le son qu'on lui repiquera pour la new wave jusqu'au milieu des années 80. Radical, habité, proposant un cocktail musical et européen ( Ferry dixit); entre décadence, cabaret, rock puriste et textes fabuleux, un jalon du rock voit le jour avec un univers propre ( et sale en même temps) - même si on peut préférer, pour le texte, In every Dreamhome a Heartache du second qui parle des amours contrariés de Ferry avec sa poupée gonflable. Nobody's perfect, indeed …
Jean-Pierre Simard le 15/03/18
Coffret Super Deluxe Roxy Music de Roxy Music Island Records