La désillusion des Gauloises bleues (marine) de Jérôme Leroy
À cent à l’heure, une fable tragique et comique des illusions terroristes et de leurs racines premières toujours sous-estimées.
La raison pour laquelle la tête du capitaine de police Mokrane Méguelati, de l’antenne régionale de la Direction générale de la Sécurité intérieure, vient d’exploser sous l’effet d’une balle de calibre 12, sortie à une vitesse initiale de 380 mètres par seconde du canon de 51 cm d’un fusil à pompe Taurus, fusil lui-même tenu par le brigadier Richard Garcia, policier municipal, est sans doute à chercher dans des désordres géopolitiques bien éloignés de la banlieue caniculaire qui surplombe cette grande ville portuaire de l’Ouest, connue pour son taux de chômage aberrant, ses chantiers navals agonisants et sa reconstruction élégamment stalinienne après les bombardements alliés de 1944.
Il n’empêche, il y a maintenant beaucoup de cervelle sur l’asphalte nocturne de la rue pentue, rebaptisée Jean-Pierre Stirbois par la toute nouvelle mairie du Bloc patriotique mais que nombre d’habitants, indifférents à l’ordre nouveau, s’obstinent à appeler de son ancien nom, rue Émile-Pouget.
– Tu vois bien, Cindy que je n’ai pas pu faire autrement ! C’est tout de même un bougnoule qui courait vers nous avec une arme en faisant de grands signes, non ? Et qu’on venait d’être appelés pour une fusillade aux 800 ! Tu les as vus, les grands signes du bougnoule, non ? On avait le droit de tirer, non ? s’inquiète le brigadier Richard Garcia.
Sept ans après « Le Bloc » (2011) et quatre ans après « L’ange gardien » (2014), qui tous deux à leur manière mettaient en scène la banalisation des pulsions mortifères d’extrême-droite dans les consciences, en amont de leur inscription dans la mécanique du pouvoir politique, et tout juste un an après le fort beau « Un peu tard dans la saison » (2017), qui ouvrait les curieux abîmes de l’effacement volontaire des dissidences pour mieux miner l’avenir désenchanté désormais promis, Jérôme Leroy nous revient avec une fable violente et bizarrement hilarante, intense et enlevée, à propos des circonvolutions pas si simplistes du terrorisme islamiste contemporain et de son anti-terrorisme, avec cette « Petite gauloise » publiée en mars 2018 chez La Manufacture de Livres. Avec beaucoup d’ironie cinglante, de verve fougueuse et de rythme haletant de la fatalité déjà écrite, il nous mène tambour battant, en 130 pages, dans les méandres de la préparation d’un attentat djihadiste, de son désamorçage possible et de sa réalisation inattendue, par accumulation de grains de sable, de veuleries et d’incompréhensions de ce qui cloche réellement.
La raison pour laquelle le capitaine Mokrane Méguelati de l’antenne régionale de la DGSI allait ce soir-là à un rendez-vous avec un indic est sans doute aussi à chercher dans des désordres géopolitiques lointains mais surtout dans la manière dont ils été importés chez nous en général et dans cette grande ville portuaire de l’Ouest en particulier.
Chacun a sa petite idée sur le pourquoi du comment. Le capitaine Mokrane Méguelati a aussi sa petite idée sur la question même si on la lui demande rarement, sa petite idée, ce qui est étonnant car le capitaine Mokrane Méguelati est tout de même d’origine arabe, musulman (non pratiquant, certes, mais musulman) et en première ligne de ce qu’il est convenu d’appeler la guerre contre le terrorisme.
Non, on ne lui demande jamais son avis, pense-t-il, en garant au bas de la colline Saint-François sa voiture personnelle, une Volvo S 40 avec des jouets de petites filles sur le siège arrière et une main de Fatma pendue au rétroviseur. On ne lui demande jamais son avis mais implicitement, après chaque attentat, on lui demande des comptes.
Pas ses collègues de la DGSI mais pas mal de têtes de mort de journalistes ou de politiques qui font l’opinion et qui poussent de hauts cris parce que les musulmans de France ne manifestent pas en masse pour désavouer les carnages islamistes.
Mais, bande de sinistres abrutis, pense Mokrane Méguelani en vérifiant l’approvisionnement de son Glock 41 chambré en .45 ACP, les musulmans de France, quand ils ne sont pas parmi les victimes, ils n’ont pas forcément le temps de manifester : ils sont parmi les blessés, le personnel soignant qui s’occupe des blessés, ils sont parmi les profs qui essaient d’expliquer le lendemain aux mômes en face d’eux ce qui s’est passé, parmi les femmes de ménage qui épongent le sang du jour d’après ou parmi les maquilleuses qui vous refont vos sales gueules avant que vous alliez pérorer sur les chaînes d’infos continues. Ils sont même parmi les flics qui traquent les terroristes et à l’occasion y laissent leur peau.
Drôle et rageuse, refusant les effets de suspense pour mieux inscrire sa tragédie et sa farce dans nos consciences, renvoyant les « méchants » à leurs stupidités et les « gentils » à leurs profondes insuffisances arrogantes, « La petite gauloise »dévale sa pente à cent à l’heure, brassant avec une belle dextérité les vraies et les fausses radicalisations (on songera ainsi au « Dawa » de Julien Suaudeau), les assignations à résidence éternelle dans les jeunes consciences si malmenées (on évoquera peut-être « Les saisons de Louveplaine » de Cloé Korman ou « Dans les cités » de Charles Robinson) et les contradictions des différents auxiliaires du statu quo (on ne pourra s’empêcher d’établir un lien ténu mais tressé d’acier avec « Loups solitaires »de Serge Quadruppani). Bien noir et somptueusement rythmé, ce court roman fabule en beauté l’inexorable et le fatal qui habitent les renoncements sociaux et politiques.
Le capitaine Mokrane Méguelati avait quinze ans le 11 septembre 2001. Son père épicier faisait Arabe du coin dans une ville-dortoir en Île-de-France où il vendait des pâtes ou du lait aux salariés qui n’avaient pas eu le temps de passer au supermarché après trois heures dans des transports divers et vétustes. Il lui avait dit : « Mokrane, mon fils, t’as intérêt à bien travailler à l’école parce que ça ne va pas être facile pour nous dans les années qui viennent. » Mokrane Méguelati avait regardé en boucle sur la petite télé de l’épicerie les tours jumelles s’écraser. Il n’avait pas osé avouer qu’il était saisi par la beauté plastique de l’événement, supérieure à n’importe quel film catastrophe. Mais il avait compris ce que voulait dire son père et il était devenu flic avec l’idée romanesque de protéger sa communauté des amalgames qui ne manqueraient pas de survenir dans des temps prochains.
Ce qu’en dit Psycho-Pat dans 404 est ici, ce qu’en dit Clete dans Nyctalopes est ici, ce qu’en dit Perrine dans Unwalkers est ici.
La petite gauloise de Jérôme Leroy aux éditions La Manufacture de Livres
Charybde2 le 13/03/18
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