Le Fer et le feu ou la guerre pour déchanter de Brian Van Reet

Trois regards saisissants, lorsque la guerre se fait tragique dépouille. Un roman puissant et rusé.

– Du calme, du calme », intervient McGinnis. Il prend le micro et se branche sur la radio militaire. Utilisant son indicatif, il appelle le lieutenant Choi, garé de l’autre côté du rond-point. « One, ici Three. J’ai quelqu’un d’ici qui dit qu’il y a peut-être des combattants étrangers dans notre zone d’opérations. Terminé. »
Après un lourd silence suivi d’un bruit de parasites pareil à un hoquet puis un raclement de gorge, le lieutenant dit d’une voix ensommeillée : « Three, répétez ? »
Sourcils froncés, McGinnis contemple le micro et, négligeant le protocole, il parle normalement, détachant bien chaque mot pour se faire clairement comprendre : »Lieutenant, un gamin vient de me dire que des djihadistes sont passés un peu plus tôt par Triangletown. Apparemment à bord d’un Toyota à vous.
– Bien reçu. Je contacte le commandement. 
La radio se tait pendant que le lieutenant se branche sur la fréquence de la compagnie pour transmettre l’information au capitaine qui la relaiera au lieutenant-colonel Easton en utilisant la fréquence du bataillon. Ces deux derniers officiers sont de retour au centre d’opérations situé dans le quartier des Palais. Cassandra a l’impression que ses chefs sont pratiquement incapables de prendre la moindre décision cruciale sur le terrain. Encore que ce ne soit pas entièrement leur faute. Ce ne sont ni des lâches ni des idiots de nature. Ils sont, pour la plupart, tout à fait compétents et motivés, mais ils ont été formés à ne pas agir de manière autonome et à rendre compte de la situation à la chaîne de commandement, puis à attendre les ordres sans bouger. La mort par micromanagement.

Bagdad, 2003. Dans les premiers lendemains qui déjà déchantent de l’invasion de l’Irak par la coalition américaine et de la chute de Saddam Hussein, trois personnes, trois points de vue nous guident dans une tranche de petite histoire qui condense tous les symptômes mortifères de la grande. Cassandra Wigheard est une soldate compétente et motivée, déployée au sein d’une unité de reconnaissance légère montée sur Humvee (le véhicule à tout faire qui a remplacé l’immémoriale Jeep au sein de l’US Army à partir de 1989). Abou Al-Houl est un djihadiste égyptien, solide vétéran des guerres d’Afghanistan et de Tchétchénie contre les Soviétiques et les Russes (et d’Érythrée contre les Éthiopiens), ayant suivi son nouveau leader lorsque celui-ci décide d’emmener leur troupe à Bagdad, où il pourrait se passer des choses. Sleed, enfin, est l’un des trois membres de l’équipage d’un char lourd Abrams, équipage surtout préoccupé, semble-t-il, par les opportunités de pillage plus ou moins discret que procure le chaos ambiant.

621 jours plus tôt
AFGHANISTAN
Le djihad d’ici ressemble à celui d’Érythrée, de Tchétchénie, de partout ailleurs. Le combat est toujours le même : restaurer la paix chez ceux qui sont déchirés par la guerre, l’espoir chez les opprimés, la fermeté chez les faibles et l’envie de vivre chez ceux qui l’ont perdue. La guerre sur le terrain n’est rien – et ne sera toujours rien – par rapport au grand djihad, ce combat intérieur beaucoup plus rude.

Il serait dommage de trahir ici l’intrigue simple et puissante, mais introduisant discrètement des éléments retors dans un cadre de tragédie grecque épurée, que développé Brian Van Reet dans ce premier roman de 2017, impeccablement traduit en mars 2018 par Michel Lederer chez L’Olivier (même si l’on peut regretter, choix sans doute de l’éditeur français, que le titre, « Spoils », soit devenu « Le fer et le feu », perdant indéniablement quelque chose au passage). On notera à l’issue de ces 280 pages que l’auteur a su, ce qui n’est pas toujours une mince affaire en matière de romans de guerre contemporaine, mettre en scène une profonde empathie envers ses trois personnages, pourtant si soigneusement différents, qu’il a su se nourrir avec finesse de son expérience personnelle de soldat comme des conseils de Phil Klay(« Fin de mission », 2014) ou d’Aaron Gwyn (« La quête de Wynne », 2014) – qu’il ne manque pas de citer tous deux chaleureusement dans ses remerciements -, de son abondante documentation à propos du djihad « vu de l’intérieur » et de ses évolutions entre les années 1990 et les années 2000 (lui permettant notamment de nous proposer un traitement de la captivité d’un soldat autrement convaincant que la bouillie qui marquait le début de la série télévisée américaine « Homeland », si inférieure à sa source israélienne « Hatufim »), et d’un sens rarissime de la narration de combat, chaotique et acérée. Dans un territoire fictionnel passionnant mais parfois exposé au risque d’encombrement, Brian Van Reet nous offre certainement l’un des romans les plus saisissants, les plus rusés et les plus puissants, in fine, que l’on puisse avoir l’occasion de lire.

La violence du langage, cette existence transitoire dans le désert, le gaz moutarde, l’agent neurotoxique VX, les Scud et les missiles Al-Samoud, la guerre motorisée, le black-out des communications, tout cela fait ressortir leur côté bestial : pas d’épouses, pas de petites amies ni de mamans pour les tempérer. Privez-les de liaisons satellite, abandonnez-les à eux-mêmes et regardez-les devenir féroces au point de transformer le camp en une sorte de colonie pénitentiaire. Apparemment, le temps qu’il faut pour que des hommes dans ces conditions-là redeviennent des fauves, c’est quarante-huit heures.

Brian Van Reet en 2004

Brian Van Reet - Le Fer et le feu - éditions de l'Olivier
Charybde2 le 12/03/18

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