La généalogie en théâtre d'ombres
Française d’origine chinoise, Américaine d’origine cherokee, Français mondialisé : trois pistes puissantes et intimes traquant l’illusion des généalogies en un très grand roman.
Le mythe de l’enfance, l’épopée des origines, le grand Ouest – non, vraiment, ce n’était pas son genre. Pour sa part, elle préférait les tenir dans le dos, à grande distance, en respect. Elle ne se rappelait même plus les avoir oubliés, elle savait juste qu’elle ne se retournerait pas sur le paquetage des premières années, des départs obscurs, sur leur odeur de sous-sol, elle en attendrait encore moins des retrouvailles, une retombée dans la glu primitive, dans les filiations et les ancrages prévisibles. Ce vers quoi elle aurait même pu revenir, elle l’ignorait, elle manquait précisément de cette perspective. C’étaient les autres, toujours, qui l’y replaçaient, lui désignant ses arrières d’un air curieux, inquisiteur, un index pointé dans son dos et agrémenté de conseils, celui de ne pas oublier d’où elle venait, puis déroulant du doigt ses racines supposées, enfouies sous le bitume parisien, insinuées en douce jusqu’à la mer de Chine, nouées autour du rocher de Taïwan, et remontées sous les terrasses brunes du Yang-Tsé. Ils rêvaient par-dessus son épaule d’horizons luxuriants, ces étudiants aux Beaux-Arts, en philosophie, ces futurs médecins qui essayaient sans doute eux-mêmes de s’extraire des leurs, de leurs pelotes et de leurs héritages à assumer, à renier, à s’entortiller autour du cou jusqu’à en faire une lutte contre le destin, un combat nocturne contre l’invisible qu’ils comptaient peut-être lui faire endosser à leur place. Elle s’était elle-même exposée à ce sac d’épines avec son air de sortir de nulle part, si peu concernée par ses flagrants déshéritages et promenant dans le Paris des années quatre-vingt son paquet de gènes sans mode d’emploi, sans la vie censée lui correspondre. La question s’avançait avec un sourire bienveillant, modulée sur la même note protectrice par des amateurs d’Extrême-Orient, des nostalgiques d’Angkor, de Madame Butterfly ou de cinéma japonais – D’où venait-elle ? De Canton, de Hong Kong ? Du Cambodge peut-être ? Elle pouvait dès lors s’attendre à leur déception, puisque la surface brute, granuleuse de sa réponse ne les laisserait projeter sur elle aucune image – Elle était née en France ? Tandis que le jeu cartographique se dissolvait avec les estampes orientales, les paravents de laque, la nostalgie des bouts du monde, ils ripostaient avec force – Que faisait-elle alors de ses racines ? Ils lui semblaient âprement travaillés par ce lieu suspendu, ce nœud sans coordonnées vers lequel tendait toute leur histoire – Impossible, disaient-ils, on ne pouvait oublier d’où l’on venait.
De nos jours, une jeune femme née en France d’une famille d’origine taïwanaise accompagne sa mère souffrant de la maladie d’Alzheimer ; à peu près à la même époque (mais peut-être pas tout à fait), un scénariste français à succès étudie la demande de western d’un tycoon chinois ; tout au long du XIXème siècle ou presque, une indienne Cherokee déroule le destin misérable des Native Americans chassés de leurs terres et privés de leurs droits. Trois chemins et trois angles soigneusement entremêlés par Hélène Ling dans son troisième roman, « Ombre chinoise », publié aux éditions Rivages en janvier 2018, pour travailler au coeur et au corps l’illusion de la généalogie et la trouble tentation des origines assignées. Les fils de soie et d’acier qui relient la Piste des Larmes où moururent les corps contraints des Amérindiens chassés en 1831-1838 de leurs terres par ce Président américain même qui avait validé d’abord leurs droits (mais la soif de l’or et les terres arables convoitées étaient passées par là), le développement de la restauration chinoise en Ile de France par la diaspora taïwanaise, le négoce poussif des crevettes surgelées, l’élaboration des mythologies contemporaines par les grandes séries télévisées, les cellules familiales et les traditions ancestrales, les effacements de la mémoire et les monuments funéraires, ou encore le Wild West Show triomphant et spectaculairement manipulateur, sont ici particulièrement impressionnants.
Offrant à l’intime, issu du travail autobiographique, de la méticulosité documentaire, ou de la « pure » imagination créatrice, une redoutable fenêtre sur le monde tel qu’il se construit encore et toujours sous nos yeux peut-être bien maudits, Hélène Ling orchestre un questionnement sans relâche, traquant l’importance des origines et aussi bien de leur refus, la géométrie variable qui s’applique à tout ce qui est « né quelque part », l’appropriation des symboles et la fabrication des mythologies. Usant pour cette quête d’un détour différent de celui de Caroline Hoctan dans « Dans l’existence de cette vie-là », elle mobilise les imaginaires des rêves extrême-orientaux ramenés à leurs mécaniques prosaïques comme ceux du western dans ses diverses composantes – on songera certainement à certains moments aussi bien au Colson Whitehead de « Underground Railroad » et à l’Éric Vuillard de « Tristesse de la terre » qu’à la Céline Minard de « Faillir être flingué » ou au Raymond Bellour de « Le western » -, elle entrechoque le grand Est et le grand Ouest dans la terrible synthèse d’une luxueuse péniche parisienne et d’un minuscule appartement parisien au bord de la déshérence par accumulation et oubli.
Gadono ? redit le vieil Indien / Pourquoi ? Parce que pendant ses treize premières années, sa mère délicate, autoritaire, qui avait beaucoup souffert en couches, disait-on, lui parlait peu. Elle préférait le laisser à Rachel, la nourrice des trois enfants, puis à leurs précepteurs. Son père moins encore, occupé à arpenter sa nouvelle maison à colonnettes que l’architecte avait copiée sur les villas des propriétaires de la région, et toujours en train d’en fignoler les détails avec un visage maniaque, en pianotant du bout des doigts des claviers imaginaires. Lorsqu’on lui parlait, il semblait toujours se demander si cela trouverait sa place dans les dessins, les meubles, les projets d’aménagement du manoir, comme il disait, qui semblait se perdre dans des projets et des apparitions sans fin, où déambulait l’esprit de son père, les fantômes de ses humeurs irritables, sans réplique. Des trois enfants, lui seul, le cadet, avait fini par prendre en haine ce petit monde. Sans comprendre pourquoi, il s’exaspérait en silence des espérances de l’aîné, des rêveries de sa sœur, même de leurs esclaves cubains en fuite qu’ils poursuivaient pendant plusieurs jours, dans les marais, avec leurs pointers et leurs labradors – on l’y avait amené, lui aussi, à dix ans, pour l’entraîner à la chasse, disait son père, et il s’y était montré très vif, très diligent, prometteur, avait-il dit. Et surtout, il s’était irrité peu à peu de ce que son père lui avait toujours répété jusqu’à ce qu’il ne puisse plus l’entendre de sa bouche, au point que le pensionnait lui paraisse une libération, juste pour se retrouver hors de portée de sa vue et de sa voix – il devrait mériter son héritage. Puis un jour, à vingt ans, il avait attaqué un convoi de la banque de Baton Rouge avec des contrebandiers bloqués sur le fleuve. Lorsque son père l’avait fait sortir de la prison, lorsqu’il l’avait convoqué dans la bibliothèque en le menaçant de le déshériter, il avait enlevé un à un ses vêtements, sa veste, sa chemise, ses bottes, son pantalon, restant enfin nu comme un nouveau-né sur les lattes du parquet. Sous un regard hagard, aveuglé de colère, il avait eu le courage de prononcer une phrase. Il lui rendait le coton qu’il lui avait prêté jusque-là. Puis il était parti comme Adam, en quête d’un domaine qui ne soit pas celui de son père.
En à peine plus de 300 pages, Hélène Ling nous offre ainsi sans doute l’un des ouvrages les plus pénétrants, les plus robustes et les plus subtils de mise en perspective intime et politique des fantasmes identitaires, sans aucun manichéisme, à une heure où, plus que jamais, le brouhaha des faux prophètes et des fabricants de mythologies orientées et de storytellings auto-justificatifs se fait envahissant et délétère. Et elle pratique ce grand art avec un sens du détail et une musicalité poétique qui surprennent et enchantent sur un terrain aussi miné que celui-là, à travers deux siècles et trois continents.
Trente ans plus tard, elle commence là aussi dans l’embrasure d’une porte, le dimanche, derrière laquelle sa mère sourit toujours – Bonsoir ma chérie. Mais sous l’influence d’Alzheimer, elle s’est transformée. Elle porte désormais deux visages, parle avec deux bouches, pense avec deux cortex alternés. Sa mère est bilingue, elle le remarque cette fois. Lors du dîner, sa mère dit les choses familières en français – j’ai mis trop de sel, comme d’habitude. Mais le bruit s’infiltre plus tard à table dans une autre langue, le mandarin, un peu indistincte d’abord, puis plus nette, immanquable – Je sais bien. Je sais pourquoi elle est venue. Elle comprend encore un peu le mandarin, elle le remarque là aussi lorsque le son frappe son oreille – Elle vient me le prendre, la salope. Mais elle ne l’aura pas. Deux secondes plus tard, le sourire de sa mère n’a pas pris une ombre. Son visage reste lisse lorsqu’elle parle en français, presque sans accent – Sers-toi ma chérie, ça va refroidir. Puis le bruit chinois revient au fil du repas, indomptable, il gronde, il murmure, il tournoie comme un prisonnier en cage autour du rectangle de formica dont nul ne peut s’échapper, aussi longtemps que la langue maternelle a le dessus – Je sais bien pourquoi Pas folle Je l’ai bien caché L’imbécile, elle ne l’aura pas. Le bilinguisme est une malédiction.
Ce qu’en dit magnifiquement Claro dans le Monde des Livres est ici.
Hélène Ling - Ombre chinoise - éditions Rivages
Charybde2 le 27/02/18
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