Entrez dans la légende Dylan/Cash avec Michel Embareck
Ô combien improbable est cette histoire d'amitié durable entre le jeune Bob Dylan et la star country Johnny Cash qui lui aurait sauvé la mise quand Columbia trouvait que l'investissement ne valait pas le coup tandis que la star aurait défendu bec et ongles le futur compositeur de Blowin' in the Wind. Mais en vrai, quand la légende est bonne , il faut l'imprimer disait déjà Wells dans Citizen Kane…
Après l'amitié fantomatique liant Gene Vincent à Jim Morrison pour Jim Morrison et le diable boiteux, cette fois, Michel Embareck s'attaque à une autre fratrie symbolique de la musique américaine, celle liant, par ordre alphabétique, Bob Dylan à Johnny Cash.
Tous les mélomanes connaissent l'épisode fameux de leur rencontre sur Nashville Skyline, l'album du retour de Dylan après son accident de moto en 1969 qui révéla le titre dont le clip est au dessus (Girl From the North Country), mais il y a comme d'hab plein de prises en duo, non retenues dont parle Embareck avec gourmandise. Un moment d'histoire au milieu d'un océan de légendes propagées par son double, le Midnight Rambler, animateur radio témoin des grandes heures du rock et mais de nombreuses stars, dont la figure d'Alice Cooper n'est pas la moindre à pointer son nez en de nombreuses occasions.
Le choix de la forme épistolaire du roman permet à l'auteur de faire moult ellipses temporelles qui vont de 1961 à 2016, année de la remise du Prix Nobel à un Bob qui s'en tape à juste titre… C’est donc de quelques éléments aussi cultes que véridiques et finalement assez peu renseignés – le début de la correspondance entre les deux hommes, leur rencontre au festival de Newport en 1964, leur enregistrement commun de 1969 – que Michel Embareck, mêlant érudition et imagination tisse le récit de cette relation et, derrière cela, peint une sorte d’histoire alternative du rock – et de la country – et de l’Amérique des années 1960-1970. Et de convoquer aussi bien Martin Luther King, qu’un Nixon empêtré dans une vaine tentative de récupération de Cash, un Elvis réduit au rôle de pathétique marionnette du colonel Parker, quelques distillateurs clandestins, Townes Van Zandt ou le mythique enregistrement du concert de Johnny Cash à la prison de Folsom. ( le factuel est piqué à Encore du noir, rendons justice au Yan qui n'y peux mais … )
Auteur malin, Embareck est allé puiser chez Greil Marcus le principe de la fameuse thèse contre-culturelle de La République Invisible (Celui qui représentait jusqu'alors la renaissance du folk américain et de son rêve de paix devient le prophète d'une révolution en marche.
Greil Marcus met en lumière la violence et la démesure de la réaction suscitée par le virage qui valut à Dylan d'être traité de « Judas ». Les Basement Tapes sont le reflet d'un pays clandestin, d'une république invisible qui cherche ses racines dans une tradition orale muant au gré des secousses du grand drame américain.)
Et, en liant Cash et Dylan dans un même élan, l'auteur donne toute la mesure du Man in Black, Cash ayant décidé un jour de ne s'habiller qu'en noir pour soutenir tous les opprimés - jusqu'à leur libération totale. Débuté comme une relation père-fils, le symbole évolue au fil des échanges épistolaires vers l'amitié de deux géants ayant débroussaillé toutes les pistes musicales à portée pour leur redonner une actualité et un sens, à un moment particulier (rock, country, folk, jazz, gospel et j'en passe.)
Quelque part, la profonde mélancolie d'Embareck tire un bilan de la contre-culture, assez Situ dans le fond, comme quoi tout étant récupérable, chaque tentative de manifestation d'un nouveau discours de liberté est désormais vouée à l'échec et rentrer dans la machine. Au fil de deux pages, toutes les raisons et les arguments du pour et du contre y défilent en un bilan calamiteux.
Alors, mortifère ou salvateur - pour qui a connu la culture rock en train de se vivre et de se construire - à vous de voir ce que vous avez envie de vivre… Mais cette piste-là est terminée. A vous d'envisager autre chose, avec d'autres moyens musicaux ou politiques… Il faut tourner la page avant que votre 35 ne vous fasse de l'œil.
Jean-Pierre Simard le 27/02/18
Michel Embareck Bob Dylan et le rôdeur de minuit, éditions de l'Archipel