La fin de l'abondance et son éthique

Énergie fossile et consommation, richesse et éthique, ouverture et repli : une puissante fiction spéculative usant de Norvège et d’humour subtil pour nous donner à voir et à penser les carences de nos lignes de fuite.

Avec sa télécommande, Katrin passait de la télévision à Internet. Le choix des internautes du site de La Repubblica s’était porté sur un film de trente-deux secondes. Sur un quai du port de Rotterdam, on y voyait prendre feu un homme à moitié enduit de pétrole. Puis il se jetait dans un canal. L’eau du canal était recouverte d’une épaisse couche noire, que le corps enflammait comme une allumette. L’homme se débattait quelques secondes dans une mer de flammes, et la caméra amateur se détournait. De São Paulo, les images étaient aussi calmes que celles des ruines d’un temple grec : quel que fût l’angle, la Bourse ne cessait d’être effondrée, immobile, substrat minéral d’une génération spontanée de cadavres. À quelques mètres des corps enfouis, le maire de la ville, les directeurs de la place financière, le président brésilien consolidaient leurs carrières en se laissant sobrement interviewer, un casque de chantier sur la tête. De Shanghai, Katrin ne voulait rien voir : les hurlements suffisaient à la terroriser. Ils la poursuivaient de chaîne en chaîne – seules les thématiques calmaient son cœur en parlant continûment télé-achat, cuisine, enfants, cinéma. Ni la raison, ni le silence, ni le cours de sa vie n’étaient à même d’apaiser le choc de l’actualité, il lui fallait continuer à regarder.

Années 2010. Dans un contexte bien connu – mais pas nécessairement acté, on ne le sait hélas que trop – de réchauffement climatique, d’épuisement des ressources planétaires et d’exacerbation des conflits dans une économie de la rareté qui choisit encore et toujours la fuite en avant, plus ou moins habillée, un triple attentat frappe presque simultanément, violemment et spectaculairement, le terminal pétrolier du port de Rotterdam, la bourse de São Paulo et le plus commerçant des quartiers ultra-modernes de Shanghai. Baptisée au bout de quelques jours Black February par la communauté médiatique, cette date marque le début d’une envolée inexorable des prix du pétrole, les explosions mortelles servant presque paradoxalement de révélateur d’une situation jusqu’alors simplement perçue comme larvée. Le philosophe, essayiste et collaborateur de divers think tanks Dalibor Frioux aurait pu, dans ce premier roman publié en 2011 au Seuil, élaborer une spéculation technique et économique sur le peak oil, la fin de l’abondance des énergies fossiles et leurs conséquences politiques et sociales, comme l’avait fait, spectaculairement, Andreas Eschbach dans son « En panne sèche » de 2007. Il a ici choisi un tout autre terrain de réflexion, déplaçant le propos sur le champ inattendu de l’éthique, de la philosophie morale et d’une ironie lancinante et désespérée (quoique nimbée d’un véritable humour) à propos d’adaptation des comportements, et tout particulièrement de ceux des « riches».

Le mouvement était devenu suspect. Les attentats avaient durci les lois antiterroristes, la plupart des moteurs thermiques, voitures et avions, restaient cloués au sol. Être une bande de jeunes femmes belles, riches et prophétisées une semaine à l’avance restait un des derniers moyens de s’éviter contrôles et suspicion dans les lieux publics. Les transports collectifs bénéficièrent du triple des crédits autrefois accordés à la route. On s’avisa que la plupart des emplois pouvaient en partie être exercés à domicile, que la semaine de quatre jours était idéale pour les enfants et l’équilibre personnel, puisqu’elle permettait d’économiser des millions de barils.

Témoignant d’une impressionnante maîtrise du récit technique devenant épique, tout spécialement dans ses rappels discrets à propos de la mise en exploitation du pétrole de la mer du Nord (on songera certainement par moments au beau « Naissance d’un pont » de Maylis de Kerangal, en 2010), Dalibor Frioux résiste magnifiquement à la tentation de l’essai (même si, par endroits, certains – brefs – développements pourront prendre la forme de résumés d’exposés, toujours introduits dans un contexte cohérent pour les personnages), et nous donne à voir et à penser par des protagonistes (presque) ordinaires, emblèmes des nantis parmi les nantis que sont devenus depuis le Black February les citoyens norvégiens, et tout particulièrement ceux des couches dirigeantes économiques du pays. Extrapolant joliment – dans la plus pure tradition de la fiction spéculative – à partir de la naissance du Fonds souverain norvégien en 2006 (successeur du « Fonds pétrolier » de 1990) et de sa « conversion » significative au placement éthique en 2004, c’est à un ancien mannequin devenu riche femme au foyer, à son époux, paisible et généreux, entrepreneur dans la grande distribution, à leur vieil ami, technocrate, banquier, politicien, très normal (et donc « véreux » à bien des égards), à leur fille brillante, promise au plus bel avenir possible, mais cachant de moins en moins ses doutes fondamentaux, à leur jeune protégé, déjà en charge, justement, du comité d’éthique du Fonds souverain norvégien, ou encore à un ancien plongeur en eau profonde, handicapé à vie par son travail à l’âge héroïque de la mise en chantier d’Ekofisk, que Dalibor Frioux a confié le soin de nous entraîner dans cette ronde lancinante – sous ses airs presque benoîts – de mises en perspective, de doutes, de compromis délétères et de manquements individuels et collectifs – malgré les bonnes volontés.

Le quotidien, la conversation, la pensée, la politique, les désirs humains étaient à ce point restés mouillés par le fun des hydrocarbures, le beat du global village, que dans les pays les plus gâtés, les plus douillets, États-Unis en tête, la pénurie eut des allures d’atteinte à la démocratie, de putsch des choses contre les hommes. Contraints de parler leur langue et de demeurer sur leur terre natale, la plupart s’estimaient assignés à résidence ; la mise en veilleuse des moteurs fut une arrestation générale, l’extinction des lumières la nuit, une veillée funèbre.

On aurait bien aimé pouvoir dénoncer les groupuscules fascistes, les ligues de vertu fanatiques qui se seraient emparées de l’appareil dirigeant, des médias, de l’économie, de l’Université et des milieux artistiques, imposant leur censure, leur tristesse, leur calendrier révolutionnaire nauséabond, leurs célébrations, leurs joies frelatées et statiques, leur morale moisie du retour à la terre. (…)

Mais cette fois, le coup d’État était perpétré par la terre mère accouchant de ses limites. Affolant les marchés, Black February avait été le catalyseur de toutes les raretés. Toujours moins d’énergies fossiles, d’eau pure et de métaux pour s’amuser et progresser. La panique, l’explosion des prix, la paralysie des véhicules imposèrent la pax rustica aux pays industrialisés, une paix qui faisait la joie des esthètes réactionnaires, des philanthropes avant-gardistes, des Cassandre de tous bords, d’écologistes pleins de rancœur, de tout ce qui vivait de symboles néotestamentaires et de rhétorique moralisatrice. Mais les foules démocratiques, hystériques, obsessionnelles, surinformées et velléitaires, tripes et sexes confits de vitesse, de plaisirs cosmopolites et de publicités, n’en finissaient pas de ressasser la fin de la récréation.

Dalibor Frioux

Puissance du « What if ? » maîtrisé, ruse de la structure narrative, contrepieds habiles dans l’usage des personnages : Dalibor Frioux nous propose une passionnante plongée dans un univers fort peu éloigné du nôtre, juste suffisamment pour aiguillonner la réflexion et pousser à l’action, individuelle et collective. Christine Marcandier nous en offre une belle lecture dans Diacritikici

Brut de Dalibor Frioux, collection Points , éditons du Seuil
Charybde2
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