"Nous qui n'existons pas", de Mélanie Fazi, ou comment vivre sans étiquette
Aux racines de la contrainte sociale impalpable, et de ce qui peut habiter la fiction.
Est arrivé un jour où la fiction n’a pas suffi. Un jour où les mots trop longtemps contenus ont demandé à sortir nus, sans filtre, sans que je ne déguise ma voix derrière celle d’un narrateur. Un samedi matin, au réveil, quatre pages se sont écrites d’une traite, nourrie d’années de réflexion, de tâtonnements, de quête d’identité. Ce jour-là, l’étrangeté autour de laquelle je me suis construite a enfin trouvé des mots simples pour se dire.
Je ne cherche pas à affirmer qu’il y aurait une vérité plus grande dans un récit vécu que dans un texte de fiction : depuis la fin de l’adolescence, mon langage est celui des histoires, et des nouvelles fantastiques en particulier, car c’est ainsi que je sais le mieux parler du monde. J’ai pour les genres en général, et surtout pour le fantastique, un grand amour et un profond respect. J’aime leurs multiples niveaux de lecture, leur richesse métaphorique, j’aime la façon dont ils permettent de traduire des réalités complexes par des images fortes ou poétiques là où les mots se dérobent parfois.
Mais ce jour-là, à cet endroit précis, cet outil s’est révélé inadéquat.
Le dimanche soir, je suis allée me coucher, la peur aux tripes, en me disant : « Demain, ma vie va changer. » J’y avais réfléchi pendant deux longues journées ; il était trop tard pour renoncer.
Le lundi matin, je me suis dévoilée.
Le billet, publié sur mon blog puis relayé sur les réseaux sociaux, s’appelait « Vivre sans étiquette ». Il parlait d’identité de genre, de rapport à la norme, de certaines différences qui vous compliquent la vie parce qu’elles sont discrètes et mal connues, parce qu’elles ne portent pas de nom familier. Il parlait de la façon dont on les vit au quotidien et de la douleur sourde qui vous habite constamment. Il parlait de la nécessité d’arrêter de me cacher pour moi-même autant que pour d’autres.
C’est ainsi que commence « Nous qui n’existons pas », premier texte de « non-fiction » (car étiquette approximative il y a, malgré tout, justement) publié par Mélanie Fazi, chez Dystopia, en ce mois d’octobre 2018. Il est particulièrement délicat de rendre compte d’un tel texte, venant d’une autrice que l’on connaît un peu, et que l’on apprécie immensément, tant artistiquement qu’humainement. Ce texte est en effet celui d’un dévoilement, intime – et donc politique -, pudique, sensible et intelligent, qui ne masque rien, suppose-t-on aisément, des doutes et des préoccupations dont il raconte, notamment, le cheminement au fil de vingt-cinq ans de vie ou presque.
Je l’ai appris de longue et parfois pénible expérience : ce n’est pas facile d’expliquer une différence et de la faire entendre aux autres. Je ne suis pas sûre qu’il soit possible d’appréhender pleinement celles que l’on n’a pas soi-même vécues, de se mettre à la place de l’autre pour comprendre de quelle manière elles pèsent sur sa vie de tous les jours et façonnent sa personne. Je ne peux concevoir la violence que connaissent ceux qui subissent de plein fouet le racisme, l’homophobie ou les discriminations liées à un handicap, ni l’enfer qu’ils doivent vivre au quotidien. Je ne peux parler ici que d’une tout autre différence, dérisoire et singulière, mais qui fait peser sur vous une chape de honte et de silence. J’ignore toujours quel nom précis lui donner et j’ai mis longtemps à comprendre par quels mots la traduire au plus juste. Je tâtonne encore sur ce point.
Ce texte pourrait n’être, vu de loin et en restant à sa surface initiale, « que » celui d’un outing, presque banal (même si bien entendu se dire – ou tenter de se dire – n’est jamais banal pour la personne concernée), tout en notant déjà qu’ici, la nature même de cet outing (et de cette absence, indiquée d’emblée et sans ambages, d’étiquettes commodes, faciles, prêtes à l’emploi) engendre instantanément complexité et intérêt passionné : en effet, bien davantage peut-être que le récit d’une quête personnelle d’identité, « Nous qui n’existons pas », sans aucune acrimonie – bien au contraire -, dresse le rare portrait d’un choc peu amorti entre une société fiévreuse de ses injonctions et de ses catégorisations (même lorsqu’elles sont ou se croient exercées avec bienveillance) et une personne individuelle, emblématique de la difficulté de constituer les cases appropriées réputées (et sur cela, il y a bien entendu débat en soi, ainsi que l’indiquait, paradoxalement, le titre du billet de blog de Mélanie Fazi par lequel tout s’est cristallisé : « Vivre sans étiquette », qui n’est absolument pas un rejet de l’étiquetage, mais quelque chose de beaucoup plus subtil et de beaucoup plus cohérent) faciliter la vie sociale, à tous ses niveaux.
La différence dont je vous parle tient à l’absence d’une petite chose très bête que tout être humain est censé posséder : une pulsion considérée comme la chose la plus universelle et la plus banale au monde. Celle qui pousse à chercher un partenaire, à désirer la vie de couple, les relations charnelles, celle qui incite à fonder une famille. La recherche de l’âme sœur, si vous voulez. Après tout, les contes de fées de notre enfance se terminaient toujours quand les héros partaient vivre heureux et faire beaucoup d’enfants.
« Nous qui n’existons pas », de surcroît, n’est pas uniquement une impressionnante leçon de connaissance de soi, courageuse et tâtonnante, ni même une formidable incitation pour chacune et chacun à l’introspection (et pas nécessairement à la culpabilité) sur la manière dont les stéréotypes sociétaux nous habitent et nous font malmener les autres, à notre insu complet ou à un niveau de conscience trop faible pour permettre un changement, ou encore une singulière manifestation de courage solidaire à l’adresse de celles ou ceux souffrant dans la solitude perçue de leur différence – trois axes de ces 100 pages qui en feraient déjà une lecture hautement recommandée. Elle est aussi une rare leçon d’écriture, bien distincte de celles auxquelles Mélanie Faziprête sa voix et son intelligence dans le précieux podcast « Procrastination », consacré aux techniques et problèmes de l’art d’écrire, avec Lionel Davoust et Laurent Genefort. Comme le signale fort justement Léo Henry, à mots plus ou moins couverts, dans sa pénétrante postface, « Nous qui n’existons pas » est aussi une rare occasion d’avoir accès, de manière feutrée, pudique et authentique, à ce qui s’élabore au fond secret du creuset de l’écriture de fiction, à une partie de ce qui rampe, sauvage et magnifique, sous la métaphore fantastique, maniée avec tant de talent par l’autrice. C’est ainsi que certaines résonances puissantes, mais si délicates à caractériser pour chacune ou chacun, au-delà du ressenti immédiat ou plus tardif, s’éclairent rétrospectivement de significations nouvelles et de charges émotionnelles encore plus détonantes – de même que le rapport de l’autrice à la lecture ou à la création musicale. Pour s’immerger dans la magie des mutations et des transformations qui font la création artistique, il suffira ainsi de relire – pour en comprendre davantage encore sur le monde et sur nous-mêmes -, à l’aune nouvelle, supplémentaire, que nous propose cet ouvrage, des nouvelles telles que « Les Sœurs de la Tarasque » ou « Dragon caché », dans « Le jardin des silences », que « Langage de la peau » ou « La danse au bord du fleuve », dans « Notre-Dame-aux-écailles », ou encore « Rêves de cendre » ou « Nous reprendre à la route », dans « Serpentine ».
Un jour, en revanche, j’ai dû abandonner une nouvelle compliquée à écrire, qui me posait plusieurs problèmes insolubles. Je devais notamment y mettre en scène des familles ordinaires et entrer dans leur quotidien : adopter le point de vue des parents comme des enfants, me glisser dans la peau d’un jeune couple après l’annonce d’une grossesse. Je n’ai pas pu. Me projeter dans leur vision du monde, leurs espoirs, leur vie au jour le jour m’était impossible. Ces choses-là me sont irrémédiablement étrangères ; je suis incapable de les écrire avec justesse, car incapable de les concevoir. Je ne comprends ni l’évidence que la vie de couple et de famille représente aux yeux de la plupart des écrivains ou cinéastes, ni surtout pourquoi elle paraît rendre leurs personnages si heureux. Il m’est difficile d’éprouver avec eux la moindre empathie sur ce point, surtout quand l’impact d’une fiction repose sur la familiarité supposée avec le lecteur ou spectateur qui a forcément vécu tout ça. Et voir un personnage tout plaquer par amour a toujours, à mes yeux, un arrière-goût d’échec et de renoncement.
À l’inverse, je me suis étonnée, un jour, lors d’un atelier d’écriture, qu’une participante me dise trouver si difficile d’écrire sur la folie, sujet abordé dans plusieurs de mes nouvelles. Cela me semble si naturel, au contraire, d’écrire à partir d’une vision du monde radicalement différente de celle des autres et de faire naître une forme de trouble à partir de là. Je peux m’y projeter cent fois plus facilement que dans le quotidien d’une famille ordinaire. Il suffit d’un léger pas de côté : trouver la logique qui habite le personnage et s’y tenir jusqu’au bout. C’est un exercice qui devient vite jubilatoire dès lors que l’on maîtrise l’angle d’attaque.
Tout trouve son utilité un jour. Même la différence.
Un texte vital dont la maîtrise nous rend certainement, profondément, plus humains. Ce qu’en dit Paco dans Un dernier livre avant la fin du monde est ici, ce qu’en dit Saint-Épondyle sur Cosmo Ørbüs est ici, et ce qu’en dit Frédérique Roussel dans Libération est ici.
Nous qui n’existons pas de Mélanie Fazi, éditions Dystopia, collection Dystopia Workshop
Charybde2 le 6/11/2018
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