Avec Nathan Hill, comment basculer du socialisme vers les sushi

Une fresque baroque et foisonnante pour relier l’Amérique de 1968 à celle d’aujourd’hui, en addiction terminale et maladive.

Si Samuel avait su que sa mère allait partir, peut-être aurait-il fait plus attention. Peut-être l’aurait-il davantage écoutée, observée, aurait-il consigné certaines choses essentielles. Peut-être aurait-il agi autrement, parlé autrement, été une autre personne.
Peut-être aurait-il pu être un enfant pour qui ça valait la peine de rester.

Mais Samuel ne savait pas que sa mère allait partir. Il ne savait pas qu’en réalité elle partait depuis des mois déjà – en secret, et par morceaux. Retirant des choses de la maison, une à une. Une robe de son placard. Une photo de l’album. Une fourchette du service en argent. Un édredon de sous le lit. Chaque semaine, elle prenait un objet différent. Un pull. Une paire de chaussures. Une décoration de Noël. Un livre. Lentement, sa présence s’atténuait dans la maison.
Elle s’y employait depuis presque un an quand Samuel et son père commencèrent à éprouver une sensation étrange, une sorte de déséquilibre, un sentiment confus et parfois dérangeant, voire morbide, de rapetissement. Le phénomène les frappait dans des moments curieux. Ils regardaient la bibliothèque, interloqués, et pensaient soudain : C’est tous les livres qu’on a ? Ils passaient devant le vaisselier et se figeaient, convaincus qu’il manquait quelque chose. Mais quoi ? Face à cette impression bizarre, aux détails du quotidien soudain remaniés, ils étaient à court de mots, interdits. Ils n’avaient pas compris que s’ils ne mangeaient plus de plats en cocotte, c’était parce qu’il n’y avait plus de cocotte dans la maison. Que si la bibliothèque semblait dépenaillée, c’était qu’elle l’avait dépouillée de tous les recueils de poèmes. Et que s’il semblait y avoir tout à coup de la place dans la vitrine du vaisselier, c’était que le service avait été soulagé de deux assiettes, deux bols et une théière.
Comme s’ils étaient cambriolés au compte-gouttes.
« Il n’ y avait pas plus de photos sur ce mur avant ? demandait le père, debout au pied des marches, en plissant les yeux. On n’avait pas cette affiche du Grand Canyon, là-haut ?
– Non, répondait la mère de Samuel. On l’a enlevée.
– Ah bon ? Je ne m’en souviens pas.
– C’est toi qui as voulu l’enlever.
– Moi ? s’étonnait le père, pris dans un brouillard épais. Il avait l’impression de perdre la tête. (…)
Voilà comment sa mère les avait quittés, décida Samuel. Voilà de quelle manière elle est partie – imperceptiblement, lentement, bribe par bribe. Taillant dans sa vie comme dans la pierre, jusqu’à ce que la seule chose qui reste encore à dépouiller de son socle soit sa propre personne.
Le jour où elle disparut, elle quitta la maison, une seule valise à la main.

Abandonné par sa mère lorsqu’il avait onze ans, Samuel Anderson végète en tant que professeur de littérature dans une petite université de l’Illinois où il s’ennuie, ne parvenant pas, depuis dix ans, à écrire le roman qu’il doit à son éditeur, et consacrant ses nuits au jeu en ligne World of Elfscape. Largement coupé de l’actualité au quotidien, c’est par avocat interposé qu’il apprend au bout de quelques jours que la femme qui fait les gros titres des journaux et dont la vidéo tourne en boucle sur les télévisions et les réseaux sociaux, pour avoir jeté en public plusieurs poignées de gravier sur le gouverneur du Wyoming, Sheldon Packer, ultra-conservateur, violemment populiste et probable candidat à l’élection présidentielle à venir, est sa mère jadis enfuie, Faye Andresen-Anderson. Tandis que l’avocat de sa mère voudrait pouvoir compter sur Samuel comme témoin de moralité dans l’action en justice implacable qui se profile, son éditeur, au contraire, est prêt à renoncer à exiger de lui le remboursement de l’avance confortable reçue dix ans plus tôt pour ce roman toujours inexistant, en échange d’un livre à charge sur Faye.

« Nokk » (« Nix »), Theodor Kittelsen

C’est Periwinkle qui a lancé Samuel, Periwinkle qui est allé le chercher au fond de son trou et lui a fait signer un énorme contrat de publication. Samuel était encore étudiant à l’époque, et Periwinkle passait son temps à faire le tour des campus à la recherche de nouveaux auteurs pour une nouvelle collection dédiée aux jeunes prodiges. Il avait signé Samuel après avoir lu une seule nouvelle de lui. Puis il avait réussi à vendre cette nouvelle à un grand magazine. Avant de lui offrir un contrat qui était un véritable pont d’or. Tout ce que Samuel avait à faire, c’était écrire un livre.
Ce que, bien sûr, il n’a jamais fait. En dix ans. Et c’est la première conversation qu’il a avec son éditeur depuis des années.
« Alors, comment va l’édition ? demande Samuel.
– L’édition. Ah ah. Très drôle. Je ne fais plus vraiment d’édition aujourd’hui. Pas au sens traditionnel. » Il se penche et sort une carte de visite de son cartable. Guy Periwinkle : créateur de valeur – sans logo, sans même un numéro de téléphone.
« Je suis dans la fabrication, désormais, dit Periwinkle. Je construis des choses.
– Mais pas des livres.
– Si, des livres. Bien sûr. Mais c’est surtout pour créer de la valeur. Un public. Un intérêt. Le livre, c’est juste l’emballage, le contenant. C’est la conclusion à laquelle je suis arrivé. L’erreur que font les gens qui travaillent dans l’édition c’est de penser que leur travail consiste à concevoir de bons contenants. Quelqu’un qui dit qu’il travaille dans l’édition, c’est comme un vigneron qui te dirait qu’il fabrique des bouteilles. Ce qu’on crée en réalité, c’est de la valeur. Le livre, c’est juste l’une des formes sous lesquelles se présente cette valeur, une échelle, un emprunt. »

De cette coïncidence initiale, Nathan Hill va user (et largement abuser, aussi) pour construire une fresque baroque et foisonnante, dont la cohérence est toutefois quelque peu brinquebalante (si l’on est plusieurs fois tenté d’évoquer le Thomas Pynchon de « L’arc-en-ciel de la gravité » ou le David Foster Wallace de « L’infinie comédie », on doit bien constater que ce premier roman est loin de déployer la même maîtrise narrative pour créer la convergence crédible des improbabilités). Il n’en reste pas moins que, si l’attelage demeure in fine quelque peu boiteux, la jubilation sincère est constante au fil de ces 700 pages. Reliant 1968 à 2011 avec une étape essentielle en 1988, mobilisant tour à tour ou simultanément un addict terminal des jeux en ligne, une étudiante tricheuse, indélicate et vindicative, une ancienne activiste rangée des voitures, un policier équivoque et brutal qui aimait jadis à casser du hippie, une violoniste virtuose, un gamin très audacieux et pourtant fort traumatisé, un soldat américain perdu en Irak, ou encore un grand-père originaire de Hammerfest en Norvège (le « vieux pays » du titre français, et le point d’origine de la « nixe » fantomatique du titre américain), invitant Walter Cronkite et Allen Ginsberg en authentiques guest stars, Nathan Hill parvient notamment à jalonner ce phénomène irriguant l’Amérique des cinquante dernières années, à savoir, selon la jolie formule de Teddy Wayne dans sa critique de l’ouvrage dans le New York Times (à lire ici), « le basculement, en moins de vingt ans, de toute une génération des motos vers les 4×4 et du socialisme vers les sushis ».

Nathan Hill par Michael Lionstar

Malgré la proximité de Chicago, Samuel y va rarement ces derniers temps, et il se souvient pourquoi maintenant : plus il s’approche de la ville, plus la route semble un champ de mines ou de bataille – des chauffards qui zigzaguent, déboîtent devant vous, vous collent au pare-chocs, vous klaxonnent dans les oreilles, lancent des appels de phare, comme autant de traumas intimes exposés au grand jour. Samuel navigue dans cette circulation chaotique comme dans un magma de haine morose. Avec cette angoisse permanente larvée, et qui augmente plus il s’en rapproche, à l’idée de ne pas réussir à se déporter pour s’engager sur sa bretelle de sortie. Il assiste à ce phénomène étrange et banal pourtant des conducteurs autour de lui qui accélèrent quand ils voient son clignotant, occupant l’espace où il comptait s’insérer. Il n’y a pas de lieu moins hospitalier en Amérique – pas de lieu moins fraternel, moins coopératif, pas de lieu où le sacrifice pour le bien commun ait moins de sens – qu’une route de Chicago à l’heure de pointe. Le meilleur moyen de s’en rendre compte, c’est de se retrouver dans une file d’une centaine de voitures devant une sortie, et c’est exactement là qu’atterrit Samuel pour rejoindre le quartier de sa mère. Au milieu des gens qui resquillent, se glissent dans la moindre brèche à l’avant de la file, au nez et à la barbe de tous les conducteurs attendant patiemment leur tour et enrageant d’avoir à attendre encore plus longtemps parce qu’une voiture de plus leur est passée devant, bouillant d’une colère plus sourde encore à l’égard du trou du cul qui n’a pas daigné attendre son tour comme tous les autres, qui n’a pas enduré ce qu’ils endurent, et rongeant leur frein, plus profondément encore, à l’idée d’être des gros pigeons qui font la queue bien sagement dans leur bagnole.

Gargantuesque et sérieusement imparfait, jouant peut-être un peu trop au bowling avec une gamme très large de nos émotions possibles, à toute allure, le roman souffre de longueurs réelles, mais développe pourtant un je-ne-sais-quoi de séduisant, et pour tout dire, de joliment prometteur.

Publié en 2016 aux États-Unis, ce premier roman a été traduit en août 2017 chez Gallimard par Mathilde Bach.

Nathan Hill - Les Fantômes du vieux pays - Editions Gallimard
Charybde2
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