"Un funambule sur le sable" : l'absurde du handicap et comment s'en défaire…
Lorsque la différence, visible ou invisible, devient le moteur fantastique d’une ardue lecture poétique du monde.
C’est lorsqu’il est arrivé à la clinique que mon père a compris que tout ne s’était pas exactement passé comme prévu. La couleur des visages des infirmières se confondait avec celle de leurs blouses dans un dégradé de blanc et de gris, certaines n’ayant manifestement pas pris la précaution de les laver à 90 degrés, comme le stipulaient pourtant assez autoritairement les étiquettes. Elles l’attendaient en haut des marches qu’il gravissait désormais au ralenti. La trotteuse de l’horloge du hall résonnait dans le silence du bâtiment. Deux médecins, la mine grave, s’avancèrent vers lui tandis que les battements de son cœur diminuaient leur cadence. Le poids de sa mâchoire inférieure l’empêchait de prononcer la moindre parole.
« La maman va bien, lui dit le premier.
– Et mon fils, comment va mon fils ?
– Il va bien. Mais…
– Mais quoi ? »
Le médecin cherchait visiblement l’aide de son collègue qui, de son côté, avait trouvé refuge dans la contemplation de sa pointure 41.
« Nous ne comprenons pas comment cela est possible.
– De quoi parlez-vous ? Comment va mon fils ?
– Il va bien. Mais il a un violon dans la tête. »
Gilles Marchand dispose d’un redoutable moyen d’engendrer de la fiction poétique passionnante : il sait donner littéralement vie à certaines métaphores saisissantes. Ainsi en était-il par exemple des chaussures qui courent vite de sa nouvelle dans « Temps additionnel » (2012), du manège de sa nouvelle « Le premier tour » dans « Jusqu’ici tout va bien » (2013), et, bien entendu, des désormais célèbres poème et cicatrice de son roman « Une bouche sans personne » (2016). Avec ce « Un funambule sur le sable », publié en septembre 2017 chez Aux Forges de Vulcain, la phrase sibylline et imagée « avoir un violon dans la tête » ouvre une porte discrète, secrète, vers une double dimension fantastique et sociale d’abord simplement impensable.
Au début, je n’avais pas vraiment conscience de ma différence. D’autant que, il faut bien le reconnaître, les personnes extérieures à la famille n’avaient aucun moyen de savoir que j’avais un violon fiché à l’intérieur du crâne. Je n’attirais pas les regards, je ne suscitais pas la curiosité des gens que je croisais lorsque nous nous promenions. Je pouvais passer pour un petit garçon comme les autres. Force est d’ailleurs de constater que mes parents faisaient tout leur possible pour m’offrir une enfance normale.
C’est dans le cadre familial que cette différence était omniprésente. J’étais au centre de toutes les attentions, on me surveillait comme l’huile sur le feu, on guettait mes réactions, on me protégeait, on me surprotégeait. Je ne saurais dire comment le vivait mon frère aîné. S’il était aimé autant que moi, il ne bénéficiait pas de ce statut à part que la nature m’avait conféré. Lui était comme les autres : il pouvait courir, sauter, jouer, tomber sans que cela soit la source d’une inquiétude générale. Je le suivais dès que je pouvais, partageant au mieux ses jeux toujours plus audacieux, dès que la vigilance de mes parents déclinait. Car là était le nœud du problème : nul ne pouvait prévoir les réactions du violon ni ce qui se passerait si je me cognais violemment la tête.
À partir de cette spectaculaire donnée fantastique isolée – ou plutôt, de cette bizarrerie incompréhensible par la médecine -, le narrateur entame un poignant et subtil apprentissage de la différence sous plusieurs des formes qu’elle peut prendre, depuis le cercle familial jusqu’aux premiers pas de scolarisation (tardive – par prudence), puis dans les méandres de la socialisation dans son ensemble, jouant sur les nuances de l’altérité invisible (et purement intérieure) ou visible (lorsque le violon secret, bien confiné dans sa boîte crânienne, se fait entendre des autres – ou lorsque prend forme le personnage de l’ami Max, affligé d’un handicap permanent qui le fait boiter). Le ton adopté par Gilles Marchand dans ce récit à la première personne se maintient avec grâce sur une étroite ligne d’équilibre, où l’anormal, l’impossible et le fantastique, soigneusement conservés, d’abord, dans l’anecdotique, ne perturbent que modérément la société environnante, ligne d’équilibre symbolisée par le fait, notamment, que la présence secrète du violon est moins dérangeante que son usage pour parler publiquement aux oiseaux – menaçant d’opérer le glissement social de la différence à la folie.
Toujours est-il que j’ai eu la chance de nouer des contacts étroits avec des oiseaux qui me sont restés fidèles. Des oiseaux de toutes sortes, à l’exception des pigeons, qui n’ont absolument rien à dire. Mener une conversation avec un pigeon est à la limite du soutenable. Ils se nourrissent de ce qu’ils trouvent sur les trottoirs sans aucun sens gastronomique ni même nutritif et passent leurs journées à tourner en rond ou à faire quelques vols planés pour ne pas oublier qu’ils ont des ailes. Ils sont le plus grand sujet de plaisanterie des autres oiseaux qui les trouvent patauds, débiles, moches et les surnomment les poules des villes (traduction approximative mais assez fidèle, je pense). Refusant les préjugés, j’avais essayer d’aller vers eux pour leur montrer que j’étais prêt à leur donner une chance. « Manger, manger » fut tout ce que j’avais pu en tirer. On pourrait croire qu’un mystère se cache derrière l’œil torve du pigeon mais je peux assurer qu’il n’y a qu’un tube digestif et un système nerveux ma foi assez peu développé. À croire que leur croissance est beaucoup trop rapide – on ne voit jamais de bébé pigeon – et leur grille toute leur matière grise.
Poignante réflexion feutrée sur la nature intime et sociale du handicap et de la distinction, « Un funambule sur le sable » développe au fil des pages sa magie particulière en laissant subrepticement le réel être contaminé par le fantastique, le merveilleux et l’étrange, multipliant doucement les indices et les traces de cette pénétration de la différence, socialement acceptable ou non, dans le quotidien. On laissera la lectrice ou le lecteur découvrir pas à pas les modes et les formes de ce superbe glissement vers l’absurde intégré au monde, en une poésie parfois tragique du quotidien qui évoque par moments la « Magie dans les villes » de Frédéric Fiolof. Offrant un rôle naturellement essentiel à la musique dans l’appréhension de la société et de l’intime, avec ou sans le violon central du récit, Gilles Marchand glisse en un dosage subtil les ingrédients d’une potion beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît d’abord, distillant les secrets familiaux potentiellement dissuasifs, les méandres de l’amitié et de l’amour, et les nombreuses facettes de la bizarrerie, des plus anodines en apparence aux plus structurellement déstabilisantes. Car il faut bien inventer la poésie qui permette de vivre dans un monde qui n’est pas fait pour nous, sans s’y liquéfier – au sens de Philippe Annocque.
À vrai dire, je me suis toujours senti comme un funambule. J’ai avancé dans cette société en prenant mille précautions. Légèrement au-dessus, un peu au-dessous ou complètement à côté, je ne sais trop où, mais jamais en son sein. Je me suis maintenu en équilibre tant bien que mal, sachant que je pouvais chuter à tout instant. J’aurais pu considérer mon violon comme un don de la nature mais il était trop lourd à porter. J’ai avancé dans la vie comme un funambule sur le sable, avec un don que je ne pouvais pas utiliser, empêtré et maladroit.
Nous aurons la joie de retrouver Gilles Marchand à la librairie Charybde (129 rue de Charenton 75012 Paris) le jeudi 21 septembre à partir de 19 h 30.
Gilles Marchand, Un funambule sur le sable, éditions Aux forges de Vulcain
Charybde2 le 18/09/17
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