"Jérusalem" ou la renaissance du vrai roman total
« Jérusalem » est arrivé en français. Comme l’on ne craint guère l’hyperbole ici, lorsqu’elle est méritée, il semble bien que rien ne sera plus jamais tout à fait comme avant. Dans une époque où le roman (à de belles exceptions près) craint souvent l’épaisseur, sauf à dérouler de bien linéaires intrigues à rallonges dont l’haleine finit par sentir par trop l’artifice, et où le récit peine souvent aussi à maintenir une tension expérimentale, il fallait peut-être un auteur aussi profondément atypique qu’Alan Moore pour oser plonger avec volupté dans un tel défi, et nous offrir in fine un monstre qui ne sort pas de nulle part, loin de là, mais peut nous emmener au bout ou presque de nos appétits les plus fous de lectrice ou de lecteur. Et une fois n’étant pas coutume, un bref détour biographique ne me semble pas inutile pour mieux saisir l’essence de ce qui se joue là.
Il s’arrêta au comptoir pour refermer ses doigts autour de l’agréable fraîcheur de sa première pinte puis avança sur le tapis usé dont les motifs floraux évoquaient un dessin de suicidé jusqu’à la table qu’avait choisie sa sœur, située comme de bien entendu dans le coin le plus éloigné de la porte du pub désert, un choix typique pour une misanthrope. Alma leva les yeux quand il déplaça bruyamment une chaise pour s’asseoir devant elle, devant le vague archipel de sous-bocks parsemant le placage humide de la table. Elle se fendit de son habituel sourire de bienvenue, censé donner l’impression que son visage s’éclairait en le voyant, mais, comme la tendance d’Alma à en rajouter affectait jusqu’au théâtre grand-guignolesque de ses expressions, elle ressembla davantage à une égorgeuse ou une pétroleuse, avec une lueur dorée de pyromane au centre de chaque œil.
« Ça alors mais c’est Warry Warren. Comment tu vas, Warry ? »
La voix d’Alma, traitée à la nicotine, résonnait comme l’accord sinistre d’un orgue d’obédience gothique, s’enfonçant parfois encore plus bas que celle de Mick. Il sourit en dépit de ses inquiétudes quant à son état mental actuel et ressentit une joie sincère en revoyant sa sœur, renouant tous leurs obscurs liens, enfin en compagnie d’une personne nettement plus barrée que lui. Mick sortit cigarettes et briquet, les déposant à côté de sa chope perlée en préparation de la soirée.
« J’suis au bout du rouleau, Warry, si tu veux tout savoir. »
Chacun appelait l’autre « Warry » depuis un jour de 1966 dont ni l’un ni l’autre n’avaient un clair souvenir. Alma, alors âgée de treize ans, avait peut-être commencé en prenant Warry comme terme ridicule pour s’adresser à son jeune frère, et il avait dû le lui retourner car, comme elle l’avait toujours soupçonné, il était bien trop frivole dans son attitude générale envers la vie pour inventer un sobriquet, même aussi stupide que « Warry ». Une fois qu’ils se mirent à se désigner ainsi l’un l’autre, ce devint un réflexe idiot dont aucun n’aurait su expliquer comment ils l’avaient contracté, chacun sentant néanmoins qu’appeler l’autre par son véritable nom aurait constitué une défaite impensable.
Chassé ignominieusement du lycée à dix-sept ans, en 1970, Alan Moore survit un temps de divers petits boulots, avant de tenter sa chance à partir de 1975 comme auteur et dessinateur de bande dessinée, en commençant par quelques « strips » pour des journaux relativement underground, mais aussi pour quelques magazines musicaux ayant pignon sur rue, comme le New Musical Express. Marié, avec bientôt deux enfants, il abandonne le dessin, pour lequel il ne se juge pas assez doué, et décide de se consacrer uniquement à l’écriture et au scénario, dans ces comics qui sont alors fort loin d’une reconnaissance littéraire, et qui souffrent encore, pour beaucoup d’entre eux, plus de trente ans après leurs débuts, d’un certain nombre de maladies infantiles.
Tout en fournissant nombre de scénarios à des comics britanniques « classiques », autour de héros déjà existants, il développe une première grande série originale, « V pour Vendetta », une anti-utopie futuriste qu’il démarre en 1982, dans laquelle le masque de Guy Fawkes, célèbre natif de Northampton, la ville natale et de résidence d’Alan Moore, joue un rôle essentiel, et deviendra en quelques années un emblème mondial. La véritable consécration viendra avec le succès mondial de la série des « Watchmen », en 1986-1987, dont il est reconnu par la critique (quasi-)unanime qu’elle a profondément et définitivement changé la manière même d’envisager un récit de super-héros, puis avec « From Hell », en 1991, minutieuse reconstruction du Londres mythique de Jack l’Éventreur. Le succès public et critique en tant qu’auteur inventif, en tant que redoutable narrateur et en tant que documentariste pointilleux ne se démentira plus durant les 25 années suivantes, avec des œuvres aussi différentes les unes des autres que « Filles perdues » (1991-1996), « La ligue des gentlemen extraordinaires » (1999-2003), ou encore « Promethea » (1999-2005).
Créateur atypique et formidable, doté d’une prodigieuse culture éclectique d’autodidacte en questionnement permanent et à la curiosité insatiable, capable d’amonceler des quantités prodigieuses de documentation géographique, historique, sociale ou littéraire chaque fois que nécessaire, Alan Moore n’a cessé de réinventer constamment le scénario de bande dessinée, remportant au passage l’adulation du public et les prix les plus prestigieux du domaine.
Inversement, avec Watchmen, Moore se livre à un questionnement des effets sociétaux de l’existence de surhommes– en fait, d’un seul surhomme, ce qui est déjà bien suffisant – dans un monde préoccupé par la possibilité d’une apocalypse nucléaire, comme pouvait l’être l’Occident des années 1980. L’auteur a d’ailleurs plusieurs fois affirmé son opposition à l’Amérique reaganienne sûre d’elle-même et de sa puissance de feu.
La structure narrative de Watchmen a également contribué à la renommée de ce travail : toute en rappels, visuels ou textuels, en boucles et symétries, dotée d’une mise en abyme par l’inclusion d’une terrifiante BD de pirates reflétant les événements de l’histoire principale, cette structure d’une grande complexité reste une des grandes preuves de la spécificité de la bande dessinée en tant que moyen d’expression. Mais ce sont bien les thèmes généraux qui traversent l’œuvre qui font qu’elle transcende le genre super-héros. Comme dans Marvelman ou V for Vendetta, la question du statut des « héros », de leur volonté démiurgique se rapprochant d’un « fascisme bienveillant », est abordée de front, et la fin largement ouverte laisse chaque lecteur décider par lui-même. (« Alan Moore – Tisser l’invisible », sous la direction de Julien Bétan)
Comptant ainsi parmi les plus grands scénaristes contemporains de bande dessinée, Alan Moore poursuit ce qui pourrait apparaître rétrospectivement un parcours de mutant en 1995, en rassemblant son savoir-faire désormais immense pour publier un roman exceptionnel, « La Voix du Feu », qui apparaît, avec vingt ans de recul, comme une sorte de répétition générale du monumental « Jerusalem ».
Assemblage de douze nouvelles impitoyables qui forment bien, ensemble, un roman, « La Voix du Feu » retrace rien de moins que l’histoire de Northampton, de 4 000 avant J.C. à 1995, en une sarabande de motifs qui viennent peu à peu incarner l’histoire de l’humanité, extraite de celles d’un adolescent abandonné par sa tribu (4000 av. J.C.), d’une jeune aventurière en quête de trésor chamanique (2000 av. J.C.), d’un chasseur-pêcheur rescapé d’une razzia (43), d’un contrôleur romain des monnaies (290), d’une nonne boiteuse en quête de paix intérieure (1064), d’un ex-croisé en proie à de saintes obsessions (1100), de l’un des participants à la conspiration des poudres de Guy Fawkes, justement (1607), d’un juge itinérant aux féroces appétits (1618), de l’une des toutes dernières sorcières brûlées vives en Europe (1705), de l’échappé fugace d’un asile d’aliénés (1841), d’un représentant de commerce aux vies multiples et au sens de la répartie inégal (1931), et enfin de l’auteur lui-même, en pleine réflexivité psychogéographique sur son propre travail (1995).
Voici maintenant le premier baiser de la fumée, un bécot affectueux d’époux, sur le nez ; tout comme avec un mari, nous gardons toutes deux les yeux clos pendant qu’il se prolonge. Le moment vient bientôt où il fourre sa langue âcre et étouffante jusqu’à la moitié dans nos gosiers. Des piqûres d’orties, rudes et cuisantes, se lovent là derrière nos narines blessées. J’espère que les fagots ne sont pas en bois vert et humide, ni en aucune façon lents à se consumer, car lorsque notre pacte a été conclu, l’Homme au Visage noir a assuré que nous ne connaîtrions pas les feux du châtiment. Un silence sifflant mousse dans mes oreilles, comme face à une approche insondable, mais meurt rapidement, réduit dans le crépitement de papier froissé qui est maintenant tout autour de nous. Chut, Mary Phillips, et n’aie crainte, car on nous a fait une promesse, à toi et à moi. (« Complices ès tricots », 1705 ap. J.C.)
En finissant d’écrire ce grand roman, Alan Moore déclarera : « Je suis content de ce texte, mais j’aurais dû écrire quelque chose creusant beaucoup plus en profondeur sur une beaucoup moins grande surface ». C’est à cela qu’il va consacrer dix des vingt années suivantes, avec « Jérusalem », qui est, tout simplement – si l’on ose dire -, le roman d’un seul quartier de Northampton, le plus ancien de tous, le sien, là où il vit, celui de Spring Boroughs, développé sur 1 300 pages écrites beaucoup plus petit qu’il n’est de coutume, pour un total de 600 000 mots et 3 600 000 signes.
L’auteur déclarait en 2011, alors qu’il venait d’achever le premier jet de l’ouvrage : « Tout éditeur digne de ce nom me dira de couper deux tiers du roman, mais cela n’arrivera pas. Je ne crois pas qu’Herman Melville ait eu un éditeur – s’il en avait eu un, celui-ci lui aurait dit de se débarrasser de tout ce fatras ennuyeux à propos de chasse à la baleine, et de se concentrer sur la poursuite. » Et on se souviendra, dans un domaine voisin, de la belle réaction combative de Malcolm Lowry lorsque la pertinence de ses choix pour « Au-dessous du volcan » semblait remise en cause par son propre éditeur, à lire en se délectant dans le courrier présenté par « Merci infiniment ». Malgré cette inquiétude peut-être quelque peu coquette, l’ouvrage a bien été publié en 2016 chez Knockabout, et sa traduction française par Claro (traduction dont je vous parlerai bien entendu ci-dessous) est sortie chez Inculte Dernière Marge le 30 août 2017.
Il secoua son engin pour en faire tomber les dernières gouttes et fut surpris en voyant une large couronne de vapeur s’élever au-dessus du pot, s’apercevant tardivement combien la mansarde était glacée en ce mois d’octobre.
Repoussant le récipient désormais réchauffé sous le montant du lit, il se releva et se dirigea d’un pas grinçant vers le cabinet de toilette au bout de la pièce, face à la fenêtre. Se penchant pour s’adapter à la pente raide du plafond à cet endroit, Ern versa un peu d’eau froide de la cruche de sa maman, celle avec l’image d’une laitière dessus, dans la bassine en émail au pourtour rouillé, s’en aspergeant le visage à deux mains, se frottant les lèvres et soufflant comme un cheval sous l’effet de la morsure astringente. Cette brutale aspersion changea ses rouflaquettes, qui de broussailles arides et flamboyantes devinrent des frondes frisées et dégoulinantes sous ses oreilles décollées. Il se sécha le visage avec une serviette en lin, puis resta un moment à fixer son pâle reflet qui tremblait sur l’eau trouble de la bassine. Maigre et taillé à la serpe avec des volutes hirsutes et poivre au front, il devinait dans ses premières rides comiques les tristes crevasses et coutures de celui qu’il deviendrait plus tard, un chat tigré en plein orage.
« Jérusalem », c’est donc 3 parties de 11 chapitres chacune, encadrées par un prélude et par un postlude, pour un total de 35 chapitres et pour détailler (notamment) l’histoire de ce demi-kilomètre carré, en un foisonnement de personnages, dont certains sont historiques (et attestés tant par l’histoire officielle que par la micro-histoire familiale, registres paroissiaux épluchés par Alan Moore ou livres de recettes dénichés dans telle ou telle bibliothèque spécialisée, voire compte-rendus d’entretiens réalisés auprès d’ancêtres à propos de tel ou tel épisode de l’histoire du quartier), certains sont fictifs mais « plausibles », et d’autres sont fantastiques ou surnaturels, ouvrant d’étranges portes dans le sérieux de la grande Histoire. On retrouve d’ailleurs, fort logiquement, un certain nombre des protagonistes historiques « réels » de « La Voix du Feu », ou bien certaines de leurs ombres portées plus imaginaires.
« Jérusalem » ne peut bien entendu pas se raconter : malgré sa taille extrêmement impressionnante et la folie qui semble l’habiter, il n’y a guère de « gras », de péripéties gratuites ou inutiles que l’on pourrait passer sous silence en tentant audacieusement un résumé.
« Salut,Jem. Je t’ai vu tout à l’heure sur le Mayorhold. Ta Bessie te ramenait à la maison, et tu ronflais. » Bessie était le cheval fantôme de Jem.
« Ah, j’suis allé au Smokers m’siffler un p’tit punch au Galutin. S’doit être le taffiot que j’ai radé qui m’a démâté. Et pis tu m’as vu qui passait seul sul’ Mayer. »
Jem s’exprimait avec un vrai accent de Northampton, celui des Boroughs qu’on n’entendait presque plus. Jem gagnait sa vie comme marchand de bois à l’époque où il devait encore la gagner, c’était un gars maigre et nerveux à l’allure de romanichel, avec un nez crochu, et on voyait souvent sa triste et sombre silhouette perchée sur son canasson, les rênes dans les mains. Ces temps-ci, son boulot, à défaut de son gagne-pain, consistait à revendre de l’illusion, en chiffonnier hardi. Avec Bessie, il écumait les territoires les moins substantiels du comté, et récupérait les artefacts-fantômes qu’il dénichait en chemin? Il pouvait s’agir de vieilles nippes spectrales, ou d’un souvenir encore vif d’une caisse à thé datant de l’enfance, ou bien de trucs qui n’avaient aucun sens, des vestiges d’un rêve quelconque. Freddy se rappelait la fois où Jem avait trouvé une sorte de pommeau de canne recourbé, sculpté pour ressembler à un poisson allongé et minutieusement chantourné, mais doté d’une trompe évoquant celle d’un éléphant avec des trucs qui ressemblaient à des yeux de verre tout le long des deux côtés. Ils avaient essayé d’en jouer, mais le tube était bourré de sciure toute tassée avec, enfouis dedans, de drôles de bidules en plastique. L’instrument avait dû rejoindre les autres curiosités là-bas dans la pièce principale du fantôme de la maison de Jem, parce qu’on ne savait jamais, le pommeau-poisson devait sûrement trôner dans la vitrine de Jem avec l’uniforme de grenadier fantôme et des souvenirs de chaises.
Les trois exergues de chacune des parties, impliquant Elizabeth Anscombe à propos de Ludwig Wittgenstein, H.P. Lovecraft et Albert Einstein fourniraient toutefois de précieux indices : loin de se contenter d’un amoncellement disparate de récits et de pièces, « Jérusalem » repose sur une narration complexe où les chapitres, aussi différents d’apparence soient-ils, sont savamment entrelacés au service d’un projet d’ensemble également ambitieux, confrontant la mémoire humaine, ses approximations et ses béquilles, à la réalité de la mort comme aux doutes vis-à-vis de la notion usuelle d’espace-temps. Autour d’un moment fondateur passé « entre la vie et la mort » par l’un des protagonistes principaux, une noria s’orchestre, une procession se met en place, mobilisant témoignages et spéculations, registres linguistiques spécifiques et expérimentations contre-culturelles, fantômes et farfadets, pour aboutir à une exposition artistique qui doit jouer, à un moment-clé, son rôle de synthèse éventuelle.
« Justice au-dessus des rues », avait dit l’énorme visage plat, entre autres choses du moins, et une image s’imposa soudain à ses pensées pour accompagner la phrase. En pensée, il vit ce qui lui parut une série de balances suspendues au-dessus d’une portion de route sinueuse, mais la grossièreté de cette vision effraya Ern, qui s’était toujours cru doté d’une belle imagination pour ces choses-là. Ce n’étaient pas des balances scintillantes suspendues dans un ciel ruisselant de gloire au-dessus d’un chemin de campagne comme dans les illustrations bibliques, mais un dessin approximatif fait par un enfant ou un idiot. Les plateaux suspendus et leurs chaînes de soutien étaient au mieux des triangles inégaux, se rejoignant vaguement et pas tout à fait à leur sommet par un rectangle mal dessiné. En dessous était esquissé un rectangle sinueux et allongé qui était peut-être une rue ou plus simplement une bande de ruban rebiquant.
Il y a indéniablement dans « Jérusalem » un aspect chaotique et éléphantesque à la fois, avec ses torrents de mots déchaînés, ses répétitions conceptuelles menées à leur paroxysme, ses registres de langage poussés parfois à leur dernière caricature : la lecture demande régulièrement, bien que les chapitres eux-mêmes ne soient pas très longs, de prendre une grande bouffée d’oxygène avant de plonger dans chacun d’entre eux pour s’y faire malmener et chahuter contre leurs rochers sous-marins.
L’auteur reconnaissait par ailleurs en entretien qu’il y avait eu une part de « frime littéraire » et de « lutte contre l’ennui » dans son recours à des écritures aussi différentes que celles d’une pièce de Samuel Beckett, d’une parodie du « Finnegan’s Wake » de James Joyce (alors que la structure soigneuse du roman lui-même tient sans doute beaucoup de celle de l’ « Ulysse » du même auteur), d’un poème d’Ezra Pound, de cuts dignes de William Burroughs, ou (pour la deuxième partie) de l’écriture « pour enfants » d’Enid Blyton, toutefois croisée avec pas mal d’amphétamines. J’y vois en réalité de sa part modestie et coquetterie, car ces différents morceaux de bravoure, si l’on prend un peu de hauteur par rapport au texte pour le considérer dans son ensemble, apparaissent parfaitement logiques et nécessaires pour exprimer le flux tourbillonnant de cette exploration à la fois intime et cosmique, et pour refléter au plus près les particularités de certains protagonistes.
Ayant ainsi cogité, il épousseta les miettes de sa barbe, qui ne seraient pas perdues pour les pigeons vivant dans les ruines. Se relevant et passant de nouveau son sac sur l’épaule, il descendit la petite colline en direction du chemin des moutons, ses sandales de corde usées soulevant des nuages de pétales tombés de la voûte des arbres. Le chemin des bêtes était présentement désert, réduit à une couche de crottin qu’avaient estampillée les sabots telle une argile poinçonnée. Il le suivit quelque temps mais seulement jusqu’au mur nord de la ville et aux poteaux en bois de couleur poix de la porte nord, qui se dressait, entrouverte comme l’avait été celle située près de la rivière, au sud.
Il régnait dans cette partie du village une atmosphère différente, empreinte d’une malveillance à laquelle n’étaient sans doute pas étrangères les têtes tranchées et enfoncées sur des pieux au-dessus de la porte. Au vu des cheveux blonds et longs encore accrochés aux crânes en décomposition, il supposa que c’étaient des bouchers venus du Danemark ou des environs, qui avaient découvert avec stupeur qu’il y avait ici aussi, à Hamtun, des bouchers. L’une des têtes semblait floue, et il crut que ses yeux lui jouaient un tour, mais ce n’étaient que des mouches formant essaim autour de la dépouille, nées à même sa bouche béante.
Alors, oui, certains considéreront peut-être à l’occasion que dans ce beau monstre, Alan Moore n’a pas su se retenir, et que sa frénésie d’écriture – méthodiquement étalée sur plus de dix ans de labeur – conduit d’une certaine façon à l’échec par pléthore. Mais même dans ce cas – auquel je ne crois décidément pas -, il s’agirait de l’un de ces échecs extraordinaires dont se nourrit la littérature, d’une tentative déterminée, follement imaginative, étourdissante et – ma foi – bizarrement joyeuse, de composer un roman total pour notre temps, intégrant en ses cœurs multiples (et pourtant unifiés) la substance du meilleur Pynchon (disons, de « Mason et Dixon »), du meilleur Vollmann (disons de « Pourquoi êtes-vous pauvres ? »), de la volonté mutante d’un James Joyce, du caractère profondément joueur d’un Laurence Sterne, de l’humilité des romans populaires de jadis, d’une pop culture qui n’est jamais ici un gimmick mais un creuset, d’un ésotérisme qui n’est pas une décoration mais un entrechoc, d’une poésie sonore qui rejette la vanité pour rechercher le sens caché : une démonstration que le véritable récit peut être littérairement ambitieux, que le divertissement peut être absolument stimulant intellectuellement, que les péripéties et la puissance d’écriture sont rigoureusement compatibles, n’en déplaise à trop d’esprits chagrins.
Un texte comme celui-ci est un honneur pour la littérature, tout particulièrement pour celle qui se consacre à établir des passerelles et à les consolider au fil du temps en ponts véritables, entre les genres, entre les variétés d’écriture, entre les cultures et les personnes. Et à son issue, la lectrice ou le lecteur réaliseront avec un authentique émerveillement que, tout foisonnant et brinquebalant qu’il soit en apparence, l’échafaudage d’Alan Moore est d’une redoutable solidité, qu’il ne laisse rien au hasard, qu’il se révèle inexorablement comme un véritable récit, passionnant, et que toutes ces longues années passées à développer, en quelque sorte, rigueur et efficacité scénaristiques dans ses grandes séries de bande dessinée ont été ici mises intensément à contribution, pour notre plus grand bonheur.
Selon Henry, on reconnaissait un grand homme à la façon dont il s’était comporté de son vivant, et à la réputation qu’il laissait après sa mort. C’est pour ça qu’il n’avait pas été surpris de découvrir que Bill Cody se présentait à la postérité sous la forme d’un ornement de toit en pierre sale sur lequel les oiseaux faisaient leurs besoins.
Quand il avait levé les yeux et vu le visage sur la brique orange de la dernière maison de la rangée, gravé sur une sorte de plaque juste sous le toit, il avait cru qu’il s’agissait du Seigneur. Il avait des cheveux longs, une longue barbe, et ce qu’il prit pour une auréole, mais il avait compris que c’était un chapeau de cow-boy vu par en dessous, si le type qui le portait avait la tête penchée en arrière. C’est alors qu’il avait pigé qu’il s’agissait de Buffalo Bill.
La traduction de Claro mériterait une note de lecture à elle seule, et avant, pendant ou après la lecture de « Jérusalem », il ne faut pas hésiter à aller se plonger dans les superbes articles du blog dédié à l’entreprise un peu folle, ici – le site d’ensemble créé par Inculte Dernière Marge propose aussi de nombreux liens vers des entretiens, des vidéos et divers matériaux consacrés à Alan Moore et à son texte. La matière de « Jérusalem » est si riche, il y aurait tant à dire (sans jamais « spoiler » les intrigues à l’œuvre) sur chacun des 35 chapitres que, pour la première fois sur ce blog-ci, je pense revenir régulièrement sur l’ouvrage, dans les semaines et les mois qui viennent, pour développer tel ou tel aspect qui m’aura particulièrement enthousiasmé, interloqué ou simplement conquis.
Une rencontre aura lieu à la librairie Charybde (129 rue de Charenton 75012 Paris) le vendredi 6 octobre prochain à partir de 19 h 30, belle occasion d’échanger avec Claro autour de l’œuvre elle-même et de sa traduction, belle occasion de découvrir aussi des vidéos inédites d’Alan Moore et la somptueuse édition limitée de « Jérusalem » qui sera mise en vente ce soir-là.
Jerusalem d'Alan Moore, traduction de Claro, éditions Inculte/Dernière Marge
Charybde2 le 30/08/17
l'acheter ici