Lumières fantômes d'un horizon musical barré - Ghost Lights

Depuis 1882 et le Gai Savoir de Nietzsche, on se sent un peu plus seul. Mais loin d'être une raison de désespérer, c'est plutôt bon signe car, ça laisse place à l'avènement d'autre chose: qu'il s'agisse d'un Kim Kone musical, du Surhomme à vélo de Jarry, ou même d'une musique qui ne s'embarrasse pas de prétextes pour se jouer en déjouant les modes connus pour préférer l'aventure et les surprises. Jouée par les Ghost Busters que sont Benoît Delbecq, Gordon Grdina, François Houle et Kenton Loewen, voici les Ghost Lights

Bienvenue donc dans leur réalité (musicale) augmentée où Benoît Delbecq s'est emparé du piano et de la Bass Station, quand François Houle assure la clarinette, les boucles et les effets, que Gordon Grdina virevolte d'effets en pédales pour faire sonner oud ou guitare inouïe, des fois comme une contrebasse (même) et que Kenton Loewen trafique batterie et percussion, souvent à l'archet. C'est dire!

Le dément.- N’avez-vous pas entendu parler de ce dément qui, dans la clarté de midi alluma une lanterne, se précipité au marché et cria sans discontinuer : « Je cherche Dieu ! Je cherche Dieu ! » – Etant donné qu’il y avait justement là beaucoup de ceux qui ne croient pas en Dieu, il déchaîna un énorme éclat de rire. S’est-il donc perdu ? disait l’un. S’est-il égaré comme un enfant ? disait l’autre. Ou bien s’est-il caché ? A-t-il peur de nous ? S’est-il embarqué ? A-t-il émigré ?-ainsi criaient-ils en riant dans une grande pagaille. Le dément se précipita au milieu d’eux et les transperça du regard. « Ou est passé Dieu ? » lança-t-il, je vais vous le dire ! Nous l’avons tué,-vous et moi ! Nous sommes tous ses assassins ! Mais comment avons-nous fait cela ? Comment pûmes-nous boire la mer jusqu’à la dernière goutte ? Qui nous donna l’éponge pour faire disparaître tout l’horizon ? Que fîmes-nous en détachant la terre de son soleil ?    ( F. Nietzsche - Le Gai Savoir 1882)

Ainsi donc, nos quatre lascars de déjouer les modes et les courants musicaux pour balancer en l'air des propositions que chacun va interpeller, à partir d'un canevas de base qui sert à l'impro et ses multiples développements. Tout à tour, les instruments sonneront pour ce qu'ils ne sont pas, à se dépasser tranquillement pour jouer ailleurs. à ouvrir en grand le champs à  l'expérience de jeu - saisie par des brutes musicales s'entend- qui se permettent tout à changer d'univers, de mesure, de sonorité et d'ambiance pour faire tenir un son qui toujours étonne, et quasi toujours charme par son étrangeté - ou le fait qu'il ne provienne pas de l'instrument censé le produire. A quoi ça joue ? Jazz, contemporain, ambient ? Mais, ça joue bien ! 

Après avoir créé les hommes, les dieux se dirent : « voici que l'homme sera tout triste si nous ne faisons pas quelque chose pour le réjouir et afin qu'il prenne plaisir de vivre sur la terre, et qu'il nous loue et chante et danse ». Quetzalcoatl eut alors l'idée de procurer aux hommes une boisson alcoolisée. Il emmena avec lui Mayahuel, la petite-fille d'une tzitzimitl. Arrivés sur terre, ils se changèrent en un arbre ayant deux branches. Lorsque la grand-mère constata l'absence de Mayahuel, elle fut prise de fureur et se mit à sa recherche avec les autres tzitzimime. Alors qu'elles s'approchaient de l'arbre, celui-ci se fendit en deux. Reconnaissant sa petite-fille dans l'une des branches, la grand-mère s'en empara, la rompit et la fit dévorer par les autres tzitzimime. Après leur départ, Quetzalcoatl, rempli de chagrin, enterra les os de Mayahuel. Sur cette tombe poussa un agave, avec lequel on prépare le pulque… ( Légende de Quetzalcoatl,  le serpent à plumes)

Pulque, puisque - vous n'êtes pas possesseurs de (toute) l'histoire musicale qu'ils posent, déposent et reprennent à chaque instant, un petit détour référentiel : le piano de Delbecq a un son ultra-contemporain qu'on ne peut définir, mais c'est bien lui, la clarinette de Houle cite tour à tour Benny Carter ou Jimmy Giuffre, tous deux saisi par un frisson qui est sa signature. quand la guitare de Gordon Grdina hésite à jouer guitare, oud ou contrebasse, évoquant par moment, autant Jerry Garcia que Dave Holland et que Kenton Loewen entre batterie et percussions rappelle autant Barry Altschul que Mtume…

Un monde musical s'efface et se redessine ici; un qui joue entre les vieux mondes et fait percer/briller de nouvelles étoiles pour dire son apparition. Et, comme disait machin,  cité précédemment, " Il faut porter encore en soi un chaos pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante."  Elle est là…

Jean-Pierre Simard

Gordon Grdina / François Houle / Kenton Loewen / Benoît Delbecq - Ghost Lights - Songlines records