Du psyché turc pour avoir moins chaud : Meçhul d'Erkin Koray

Si par un jour de juin vous avez un jour débarqué à l'aéroport d'Istanbul, vous vous êtes de suite senti écrasé par la chaleur, un bon petit 38° pour se faire les jambes, le temps de trouver un taxi pour rejoindre le centre-ville. Et là, dans l'auto-radio bien pourri, avec le taximan qui zigzag entre les diesels poussifs, quitte à emprunter les bande d'arrêt d'urgence pour arriver fissa, le son est inouï. Un poil californien dans les envolées, mais sur un fond irrémédiablement turc dans les tourneries rythmiques. Vous venez de découvrir Erkin Koray et la mosquée bleue est en vue. Coup de bol, vous êtes arrivé entier à votre hôtel…

Le groupe d'Erkin Koray ( second en partant de la gauche) en 1974

Erkin Koray a entamé sa carrière en 1957 lorsqu’il a fondé le premier groupe de rock and roll turc, et depuis explore les liens entre rock et sonorités typiques de son pays. « Meçhul: Singles And Rarities » se concentre sur les 45 tours des années 70, quand le chanteur, guitariste et virtuose du baglama était au faîte de sa popularité.

En adoptant l’idéologie hippie à laisser pousser ses cheveux, il s’est non seulement heurté aux valeurs de la société turque d’alors, mais la compagnie de disques avec laquelle il travaillait lui a imposé de s’en tenir à enregistrer des 45 tours jusqu’en 1973, année qui vit la sortie d’un premier album digne de ce nom, mais qui était en réalité une compilation de pièces déjà parues.

La compilation montée avec le label Sublime Frequencies avec Erkin Koray lui-même et ses propres exemplaires de ses disques, débute avec quatre chansons sorties en 1970, et la pièce éponyme ouvre les festivités en nous plongeant tête première dans le rock arabesque, musique enfumée qui unit le rock psychédélique aux sonorités modales de la musique populaire turque. La lourdeur du rock est bien perceptible, assortie d’un fuzz aussi perçant qu’un rayon laser et d’un wah-wah luxuriant, mais arrivés à Kendim Ettim Kendim Buldum, on devine que l’on n’est pas en présence d’un groupe américain ou anglais qui aurait particulièrement réussi sa fusion de l’est et de l’ouest, mais bien d’un musicien qui a autant absorbé des masses de Jimi Hendrix et de Dick Dale (l’influence surf-rock foisonne sur la première moitié du disque) qu’aux grands maîtres du baglama tel Arif Sag, et dont la maîtrise des musiques folkloriques turques est toujours bien en évidence.

Goca Dunya, qui débute avec quelques lignes interprétées de main de maître au baglama, témoigne des années de transition d’Erkin Koray: la guitare n’est plus à l’avant-plan en toute circonstance, les pédales à effets sont utilisées avec plus de parcimonie, et les influences moyen-orientales occupent une place grandissante et se précisent. Ces faits annoncent les couleurs d’Elektronik Türküler, album paru en 1974 et considéré comme le magnum opus d’Erkin Koray, mais Krallar, publiée en 1974 elle aussi, se ressent comme un rappel de la passion qu’a Koray pour le rock: franche, directe et sans compromis, elle constitue la chanson la plus occidentale de l’album, et elle n’a rien à envier au moindre tube de rock progressif qui soit. Chef d'œuvre, dont Cemalin, ci dessous est un extrait.. 

À partir de Cumbur Cemaat, parue en 1976 à l’époque de l’album Erkin Koray 2, le psychédélisme se raffine et se marie davantage à l’héritage turc de Koray en laissant au rock une place plus discrète; le baglama électrifié et traité avec une couche délicate de phaser est aussi convaincant que la guitare électrique qui vient relever Hadi Hadi Ordan et ses airs de chants traditionnels, mais ce sont l’instrumentation et les sonorités choisies qui nous signalent que Koray demeurait à l’affût de nouvelles idées, et qu’il n’entendait aucunement à s’asseoir sur ses lauriers de rock star en chef de la Turquie.

Le disque s’achève tout en élégance avec les riches envolées fluides des cordes soutenues par une guitare électrique chaudement distordue de Sevdigim, le guitariste optant pour les sonorités modales primordiales dans les musiques turques traditionnelles afin de relever l’élégance d’un morceau qui a, de prime abord, tout d’un rock des plus basiques.
Si après cela, vous avez encore chaud, asseyez-vous à une terrasse ombragée et commandez un chai à la pomme. C'est souverain …

Jean-Pierre Simard

Erkin Koray - Meçhul: Singles & Rarities -  Sublime Frequencies