Antoine Bello : la tentation d'effacer ses traces et disparaître

Perplexes psychologies d’une disparition volontaire

Walker détestait sa vie.
Son temps lui échappait. Entre Sarah, les enfants, la boîte, il n’avait pas une minute à lui.
Il n’en avait pas toujours été ainsi. Il avait connu durant ses premières années chez Wills l’ivresse du bâtisseur. Il contentait des clients, faisait vivre des fournisseurs, embauchait des jeunes ; bref, il créait la richesse que les banquiers de Wall Street ne savent que brasser. Il avait l’impression d’employer au mieux ses talents. Sous la houlette bienveillante de Raymond, il développait ses compétences, apprenait de ses erreurs, entraînait dans son sillage des lieutenants avides de ses oracles. Quand lui venait une idée, il la mettait aussitôt en pratique et n’attendait jamais longtemps pour en mesurer les résultats.

La disparition volontaire, en littérature ou ailleurs, est sans doute l’un des fantasmes centraux d’un imaginaire contemporain ayant enregistré le resserrement constant des espaces de liberté, quelle que soit leur nature exacte. La part des populations bénéficiant d’une certaine satisfaction matérielle a augmenté pendant soixante ans (avant que cette courbe à l’allure longtemps inexorable ne se voie désormais davantage hésitante qu’envisagé jadis), et le sentiment d’enfermement dans un tunnel d’où fuit le temps authentiquement libre est devenu au fil des années une cause importante de consultation psychologique, tout particulièrement au sein des classes sociales économiquement moyennes ou supérieures. La métaphore englobante du temps volé se trouve par exemple au centre de la magnifique création onirique de Christopher Boucher, « Comment élever votre Volkswagen » (2011).

Walker ne comprenait pas cette logique : si chaque génération s’effaçait au profit de la suivante, quand s’épanouissait-on ?

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Le protagoniste de « L’homme qui s’envola », le nouveau roman d’Antoine Bello qui paraît chez Gallimard en ce mois de mai 2017, est un privilégié : riche entrepreneur, mari et père comblé, disposant du beau luxe de pouvoir écouter ses voix intimes, même si son agenda physique lui semble à bon droit perpétuellement surchargé. Qu’il considère en son for intérieur que cet insigne privilège est la contrepartie normale et attendue de ses efforts et de ses talents (la métaphore d’Ayn Rand, Atlas chargé du poids du monde mais secouant néanmoins les épaules, hante une large portion du paysage personnel de Walker) ne change rien à ce constat fondateur. Est-il alors un roi sans divertissement ? Sans doute pas, son point de fuite apparaît à la fois plus simple et plus complexe que celui du faux héros pascalien de Jean Giono. Toujours est-il que cet homme heureux et malheureux se met à sérieusement songer à organiser sa propre disparition.

Le standing des Walker leur créait aussi des obligations. Sarah recevait deux fois par an la bonne société d’Albuquerque. Ces raouts donnaient lieu à des préparations frénétiques qui mobilisaient une dizaine de corps de métiers. Un bataillon de petites mains récuraient les sols, lavaient les carreaux, taillaient les haies, décoraient la façade. Le traiteur s’installait la veille. Non content d’annexer la cuisine, il défigurait le parc avec ses tentes et s’entêtait à quêter l’approbation du maître de maison sur le choix des vins. Le soir venu, Walker déambulait un verre à la main dans son jardin en louvoyant entre les groupes comme s’il traversait un champ de mines. Il évitait soigneusement les cadres de Wills, les voisins qui jacassaient sur l’évolution du marché immobilier et, par-dessus tout, les fâcheux susceptibles de lui demander une faveur. Il aurait aimé discuter cinéma, intelligence artificielle ou conquête spatiale, mais c’était à croire que personne ne partageait ses hobbies.

Dans « Le bon frère » de Chris Offutt, Virgil Caudill orchestre une disparition de pauvre, en profitant des failles du système fédéral américain pour se glisser sous le radar et « hors de la grille » (à la manière expliquée aussi par John Connor dans les premières minutes du film « Terminator 3 »). Déjà plus proche de notre Walker, « L’homme qui voulait vivre sa vie », dans le best-seller publié par Douglas Kennedy en 1997, avocat engoncé dans son train de vie confortable et regrettant sa jeunesse de passionné de photographie, ne décide de changer de vie qu’à la suite d’un heureux ou malheureux concours de circonstances, et improvise largement dans le feu de l’action. Pas de cela ici : Walker est riche, très riche, et ne conçoit son plan d’évasion qu’à la mesure d’un financement aussi significatif que nécessaire – et réalise vite, au passage, qu’il est peut-être plus facile, sauf appartenance à certains milieux bien particuliers, de détourner une personne qu’une somme d’argent -, et veut également maintenir son entreprise et ses proches à l’abri du besoin – ce qui implique discrètes prises d’assurance et in fine, enquête. « L’homme qui s’envola » se mue ainsi en un formidable jeu du chat et de la souris (où chacun ne tient pas toujours le rôle qu’il croit tenir), en un duel d’esprits, d’anticipations et de contre-anticipations qui résonne bien entendu, comme le notait fort à propos Papillon sur son blog Journal d’une lectrice (ici), avec l’excellente « Enquête sur la disparition d’Émilie Brunet » (2010), du même auteur.

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L’argent, Walker s’en foutait. Il en avait plus qu’assez. La vraie richesse, le seul bien qui ne s’achetait pas, c’était le temps. Il savait où passait chaque seconde de ce précieux combustible et cherchait constamment des façons d’en tirer un meilleur rendement. Il avait pris des cours de lecture rapide, aménagé une salle de gym dans son sous-sol, appris à voler afin d’optimiser ses déplacements. Il avait banni les cravates de sa garde-robe, se rasait dans sa voiture et portait des mocassins pour ne pas avoir à lacer ses chaussures. Un fiscaliste préparait sa déclaration de revenus ; un gestionnaire de patrimoine administrait sa fortune ; un régisseur coordonnait les allées et venues des jardiniers, du chauffagiste et du ramoneur avec en tout et pour tout deux consignes : ne pas lésiner et le déranger le moins possible.
Peine perdue. Chaque minute qu’il parvenait à dégager était aussitôt dévorée par son entourage. La nature ayant horreur du vide, Libby lui collait désormais quatre rendez-vous par jour au lieu de trois. Ses enfants avaient pris la déplorable habitude de le défier à des quiz en ligne. Le plus crétin d’entre eux, dont raffolait Joey, consistait à deviner les réponses de la majorité de la population à des questions aussi capitales que : « Que trouve-t-on dans une boîte à gants ? » ou « Quelle partie du corps se lave-t-on en premier sous la douche ? » Cette glorification de l’opinion du plus grand nombre constituait aux yeux de Walker une preuve supplémentaire qu’il n’était pas comme tout le monde : même en se triturant les méninges, il lui manquait toujours un aliment qui se mange avec du pain ou un prénom de garçon se terminant par L.

Fort riche en clins d’œil appréciables (le roulé-boulé homérique du Westley de « Princess Bride » n’en est pas le moindre) et en ruses traversières, « L’homme qui s’envola » est sans doute moins joueur et moins subtil que « Roman américain » (qui demeure pour moi à ce jour le chef d’œuvre d’Antoine Bello) ou « Ada ». Il n’en poursuit pas moins, sous son air de jeu de piste, et avec l’aide de l’inoubliable trio multi-obsessionnel formé par Walker, sa femme Sarah et l’enquêteur vedette Shepherd (on notera au passage que les noms des protagonistes ne sont ici guère innocents), l’exploration souterraine de la validité discutable de la « Fable des abeilles » (1714) de Bernard Mandeville, et du complexe et vital jeu dialectique entre égoïsme et altruisme, exploration essentielle qui sous-tend une bonne partie du travail d’Antoine Bello, au moins depuis « Les Falsificateurs ».

Charybde2, le 18 mai 2017
Antoine Bello - L'Homme qui s'envola - Gallimard

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