L'AUTRE QUOTIDIEN

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Rétrospective Jean Eustache à la Cinémathèque

En quelques films (Le Père Noël a les yeux bleus, La Maman et la putain, Mes petites amoureuses), Jean Eustache a élaboré une des œuvres les plus surprenantes post Nouvelle Vague. Tout cela avec un art de la cruauté et de la parole désirante, une précision du trait, un regard sans complaisance sur l'après-68 qui font un jalon de l'histoire du cinéma contemporain, et pas qu'hexagonal !

Rétrospective Jean Eustache à la Cinémathèque du 3 au 27/05/17

« Vous bâtissez sur du pourri ! » Tel est l'anathème que lance, dans La Maman et la putain, Alexandre à son vieil amour merdique, Gilberte, lorsqu'elle lui annonce qu'elle fait le choix d'un mariage de raison. Tel est aussi l'avertissement que lance Jean Eustache, porteur d'un désenchantement dont il a été le plus flamboyant symptôme, à la société de son époque. Trente-cinq ans après sa mort, son œuvre offre toujours le nuancier du désespoir contemporain, en alliant humour, absurde et art de la conversation au regard d'un entomologiste qui se pencherait sur les misères affectives et matérielles de la fin des Trente Glorieuses. Eustache a dirigé douze films en moins de vingt ans, côtoyant la bande des Cahiers du cinéma, les cinéastes de la Nouvelle Vague, les dandys de la vie parisienne (Picq, Schuhl) ; il a collaboré avec de grands techniciens (Almendros, Bonfanti, Lhomme), ainsi qu'avec les acteurs emblématiques de son époque (Caven, Lafont, Léaud, Lebrun, Lonsdale, Pialat, Weingarten).

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« Les films, ça sert à apprendre à vivre, ça sert à faire un lit » (La Maman et la putain)

L'indéniable arrière-plan autobiographique de ce cinéma que Daney qualifiait d'impitoyablement personnel a toutefois une vocation exemplaire : « Les films, ça sert à apprendre à vivre, ça sert à faire un lit », annonce encore Alexandre, redonnant au cinéma la dimension formatrice que revendiquaient déjà Truffaut et Godard. Apprentissage, désir, observation, voyeurisme, ivresse, maladresse, drague, séduction : Eustache fait du cinéma une herméneutique du langage corporel où la sexualité est omniprésente. Quant au plaisir, Jean-Noël Picq en donne les enjeux dans Le Jardin des délices de Jérôme Bosch : « Y arrive qui peut, s'y conforme qui veut ».

Le cinéma d'Eustache est, comme Alexandre le dit de celui de Murnau, un cinéma du passage « de la ville à la campagne, du jour à la nuit », mais aussi du passage de la jeunesse à l'âge adulte. C'est la recherche d'un équilibre entre un art populaire et un cinéma intellectuel, entre le documentaire voilé et la fiction impure, entre le personnel et l'impersonnel, et surtout, entre la gaité et la mélancolie. Si, de tous les cinéastes culte, Eustache apparaît comme le plus connu et celui dont les fidèles restent les plus fervents de génération en génération, c'est parce que son œuvre réactualise l'impératif rimbaldien d'un art complet et dévorant.

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Le matérialisme romantique d'Eustache qui, à l'image de Maurice Pialat, se revendique comme cinéaste non-bourgeois, c'est-à-dire non issu de la bourgeoisie. Il dépeint des individus conditionnés, sinon déterminés, par les conditions matérielles, comme le sont les personnages masculins des Mauvaises fréquentations, Le Père Noël a les yeux bleus ou Mes petites amoureuses. Alexandre, pour qui « ne pas avoir d'argent n'est pas une raison pour mal manger », s'affirme dans une posture de dandy où l'argent est à la fois une obsession et un objet de mépris. À défaut de séduire les femmes avec l'argent, le héros eustachien doit charmer et parfois, même, travailler. Soucieux du paraître, il a bel air, porte de beaux costumes, et revendique le droit de ne pas s'avilir – ainsi que celui « de se contredire, et de s'en aller ». Eustache hérite de l'art de la voltige orale, exigeant le respect scrupuleux de longues tirades à ses acteurs, avec de nombreux mots d'esprit qui donnent une ampleur esthétique aux échanges mondains (Une sale histoire) ou intimes (La Maman et la putain). Ce cinéma repose sur la dimension hédoniste et vitale, parfois désespérée, dont jouit la parole.

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Un Eustache du temps perdu : il existe un versant hybride de l'œuvre d'Eustache, issue de l'observation crue. Le Cochon (cosigné avec Jean-Michel Barjol) est, d'après lui, un film sur l'âme ; ces courts et moyens métrages témoignent dans leur ensemble de l'attention constante que le cinéaste porte aux êtres (Odette Robert, la grand-mère girondine, dans Numéro zéro), et à différents rituels collectifs (les deux Rosière de Pessac). Il s'agit, dans un élan de vigilance proprement désirante, de thésauriser pour ne pas oublier, de regarder et nommer le geste même du regard. Une sale histoire, Le Jardin des délices de Jérôme Bosch et Les Photos d'Alix rendent à la fois problématique et fascinant le rapport entre l'image et le langage, entre la preuve et le sentiment, entre la réalité et le jeu des acteurs, entre le savoir et le souvenir. Dans Les Photos d'Alix, la narratrice affirme que « les seules vraies photographies sont les photographies d'enfance ». Arts de la souvenance et de la prégnance des choses, le cinéma et la photographie permettent, en reconstituant le passé, de restituer le souvenir. Eustache, comme Alix Cléo Roubaud, bâtit avec les images un palais de mémoire intime. De ce point de vue, les seuls longs métrages qu'Eustache a dirigés, Mes petites amoureuses et La Maman et la putain, sont deux grandes œuvres hantées par la perte. Dans ces films, seule la musique possède le pouvoir de faire revivre les époques qui se rattachent à une idée du bonheur : la musique populaire (Trenet, Fréhel, Piaf) est la force capable d'arranger un monde devenu dissonant.

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Le temps passe et ne traverse pas ces figures porteuses d'intranquillité : l'adolescent qui rêve de continuer ses études, le dandy qui se propose de tomber amoureux de la première femme qu'il rencontre. Lucides sans amertume, sujets aux intermittences du cœur comme chacun, ils résistent, avec la fausse légèreté du désespoir, à toute forme d'hypocrisie. Eustache accorde sa voix la plus profonde, indicible, faite de son enfance et de son histoire, aux moyens du cinéma. Ce cinéma n'est pas celui d'une subversion culturelle, mais oblige le spectateur à se dresser contre les convenances, contre le supportable. Chaque film arpente et épuise cette région désespérée et éclatante où opère l'artiste – dernier des funambules, obligeant le spectateur à penser contre soi.

Jean-Pierre Simard (avec Gabriela Trujillo et la Cinémathèque)

Rétrospective Jean Eustache -> 27 /05/17 à la Cinémathèque Française
51, rue de Bercy75012 Paris
-> le programme et les horaires, ici

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