Karel Čapek, robots de tous les pays, unissez-vous !
Étonnamment puissante et actuelle, l’invention sociale et politique du robot en 1920.
DOMIN : Je vous montrerai au musée tout ce que Rossum a bricolé en dix ans. Il voulait faire un homme, ça a survécu à peine trois jours. Le vieux n’avait pas le moindre goût. Il a fabriqué un épouvantail qui avait à l’intérieur tout ce qu’il faut à l’homme. Un vrai travail de bénédictin. C’est alors qu’est venu ici l’ingénieur Rossum, le neveu du vieux. Un petit génie, mademoiselle. Quand il a vu tout ce gâchis, il a dit au vieux : « Fabriquer un homme pendant dix ans est insensé. Si tu ne le fais pas plus vite que la nature, ça ne vaut pas la peine d’y perdre son temps. » Et il s’est lancé dans l’anatomie.
Si beaucoup savent que le terme « robot » provient de cette pièce en trois actes créée en 1920 par le Tchécoslovaque Karel Čapek (du mot tchèque et de la racine slave signifiant « travail »), bien peu de lectrices ou de lecteurs, me semble-t-il, prennent la peine de se plonger dans ces 200 pages (dans le joli petit format de la collection poche Minos des éditions de La Différence publié en 2011, par exemple, dans une traduction de Jan Rubeš datant de 1997). Lorsque l’on en parle, on croit sentir à la fois un reste d’aversion pour la forme théâtrale en matière « science-fictive » d’une part, et un petit doute vis-à-vis de l’actualité d’un texte aussi « ancien », d’autre part. C’est fort dommage, car celle ou celui qui consentirait ce modeste effort en serait aussitôt récompensé, ô combien, par la puissance d’une prose dialoguée qui non seulement éclaire d’une manière déterminante le lien toujours vivant entre travail, argent, société et politique, mais propose aussi une lecture très contemporaine des rapports de domination et de la place ambiguë qu’y entretient souvent la science lorsqu’elle est, directement ou indirectement, aux ordres du capital.
DOMIN : Alors le jeune Rossum s’est dit : Un homme, ça ressent par exemple de la joie, ça joue du violon, ça a envie de se promener, bref il y a tant de choses qui sont, au fond inutiles.
HÉLÈNE : Oh non !
DOMIN : Attendez un peu. Qui sont inutiles lorsqu’on doit, disons, tisser ou calculer. Un moteur diesel ne doit pas non plus avoir des franges ou des ornements, mademoiselle Glory. Et fabriquer les ouvriers artificiels, c’est la même chose que fabriquer les moteurs diesel. La production doit être simplifiée au maximum et le produit le meilleur possible. Que pensez-vous, quel est le meilleur ouvrier possible ?
HÉLÈNE : Le meilleur ? Probablement celui qui… qui… est honnête… et dévoué.
DOMIN : Non. Celui qui coûte le moins cher. Celui qui exige le moins. Le jeune Rossum a mis au point l’ouvrier qui a le minimum d’exigences. Il l’a simplifié. Il l’a débarrassé de tout ce qui n’est pas absolument nécessaire pour qu’il travaille. Ainsi, à force de simplifier l’homme, il a créé le robot. Chère mademoiselle, les robots ne sont pas des hommes. Du point de vue mécanique, ils sont plus parfaits que nous, ils ont une étonnante intelligence rationnelle mais ils n’ont pas d’âme. Vous voyez, mademoiselle, le produit de Rossum est techniquement supérieur au produit de la nature.
Créatures mythiques issues sans doute initialement du « Frankenstein » de Mary Shelley, mais totalement dégagées de la brume romantique des bords du lac Léman et des réflexions démiurgiques, brutalement propulsés à l’âge de la production industrielle de masse, intégrant aussi bien les analyses marxistes (dont le vocabulaire n’est pourtant jamais utilisé, les concepts voisins y restant ceux du sens commun) que celles du taylorisme (les « Principes du management scientifique » datent de 1911, même si les concepts commencèrent à en être appliqués dès les années 1880) et du fordisme (le premier « Modèle T » sort des chaînes en 1908), les « robots universels Rossum » constituent indéniablement le creuset déjà extrêmement développé à partir duquel tout le mythe de la créature mécanique sophistiquée destinée à décharger l’homme de ses tâches, ingrates ou délicates, s’élaborera au cours des décennies suivantes.
On entend les sirènes de l’usine.
DOMIN : Il est midi. Les robots ne savent pas à quel moment on doit arrêter de travailler. A deux heures, je vous montrerai les pétrins.
HÉLÈNE : Quels pétrins ?
DOMIN, sèchement : Les cuves où est malaxée la pâte pour mille robots à la fois. Puis il y a des pétrins à foie, à cerveau, et cætera. Je vous montrerai aussi l’atelier des os. Et la filature.
HÉLÈNE : Quelle filature ?
DOMIN : La filature de nerfs. De veines. La filature où on déroule des kilomètres et des kilomètres de tube digestif. Puis cela passe aux ateliers d’assemblage. Vous savez, c’est comme une chaîne de production de voitures. Chaque ouvrier place une pièce et ça passe à l’autre ouvrier, puis au troisième et ainsi jusqu’à la fin. C’est le plus intéressant à voir. Ensuite le produit va aux séchoirs et au dépôt où on le laisse travailler.
HÉLÈNE : Comment ? Ils travaillent déjà au dépôt ?
DOMIN : Non, je me suis mal exprimé… ils travaillent comme travaille le bois de nouveaux meubles, par exemple. Ils s’habituent à leur existence. Comment diras-je, leurs organes se cicatrisent. Certains organes se mettent encore en place. Vous comprenez, il faut laisser un peu de temps à leur évolution naturelle. Et en attendant, on les charge.
HÉLÈNE : Comment ça ?
DOMIN : C’est la même chose que l’école chez les humains. Ils apprennent à parler, à écrire, à calculer. Comme ils ont une mémoire sans faille, vous pouvez leur lire vingt volumes d’une encyclopédie et ils vous répéteront tout dans le même ordre. Mais ils n’inventent jamais rien. Au fond, ils pourraient très bien être professeurs dans les universités. Ensuite, se font le tri et l’expédition. Quinze mille pièces par jour, si je ne compte pas un petit pourcentage d’exemplaires défectueux qu’on envoie à la casse… Voilà, voilà.
Dès 1920, alors même qu’il n’est encore ni l’auteur rusé et inventif du roman « La guerre des salamandres » de 1936 (dont il faudra vraiment que je vous parle prochainement) ni le grand auteur plusieurs fois évoqué pour le prix Nobel de littérature entre 1932 et 1938, Karel Čapek propose ici bien davantage que les fondations d’un siècle de science-fiction. Doté d’une redoutable compréhension des mécanismes du travail, de l’aliénation et de la plus-value, il démontre aussi un sens de l’observation et une sensibilité hors pair, détectant dans le paysage technique et économique de l’après-première guerre mondiale aussi bien le risque de l’inculture technicienne que théoriseront chacun à leur manière, beaucoup plus tard, Jacques Ellul ou Hans Magnus Enzensberger, ou le rôle ambigu des capitaines d’industrie et de finance, près de trente ans avant les « Abeilles de verre » d’Ernst Jünger, que, bien entendu, l’ensemble de la réflexion éthique et politique que laisse augurer pour plus tard la machine intelligente, question centrale qui irriguera avec des fortunes diverses l’âge d’or des robots positroniques d’Isaac Asimov (aux trois lois fictives conçues précisément pour éviter le risque systémique présenté par « R.U.R. »), les revendications sociales et politiques des créations opprimées des « Seigneurs de l’instrumentalité » de Cordwainer Smith, de « La tour de verre » de Robert Silverberg ou du « Blade Runner » de Ridley Scott (plutôt que de sa « source « indirecte chez Philip K. Dick, nettement moins pertinente ici me semble-t-il), pour n’en citer que quelques-unes, mais aussi les statuts syndicaux complexes du « Robocop » de Paul Verhoeven et (émanation directe de son ancêtre tchécoslovaque) la détermination génocidaire du Skynet de la série « Terminator ».
ALQUIST : Oui. Et tous les ouvriers du monde seront au chômage.
DOMIN, se lève : C’est vrai, Alquist, ils n’auront plus de travail, mais d’ici dix ans, mademoiselle, les robots universels de Rossum produiront tant de blé, tant de tissus, tant de tout que nous dirons : les choses n’ont plus de prix, alors chacun n’a qu’à prendre ce qu’il lui faut. Il n’y aura plus de misère. Sans doute qu’ils n’auront plus de travail mais le travail n’existera plus ! Tout sera fait par des machines vivantes. L’homme pourra se consacrer à ce qu’il aime. Il ne vivra que pour se perfectionner.
Pièce à la structure simple et puissante, où le Prologue voué aux scènes d’exposition (qui pourraient être fort laborieuses, comme en témoigne une partie non négligeable de la production science-fictive des débuts de « l’âge d’or ») se tire d’affaire grâce à une astuce narrative particulièrement rusée et à l’utilisation disruptive d’un personnage féminin créant soudainement la tension libidinale dans un cercle d’ingénieurs et de managers exclusivement masculin, « R.U.R. » concentre son apocalypse de l’avidité capitaliste et de l’éthique subordonnée au profit, dans les deux actes qui suivent, le troisième ayant en réalité fonction d’épilogue. Si elle ne perd jamais de vue un seul instant sa question centrale, elle parvient néanmoins, en un étonnant tour de force, à construire une réflexion utopique très actuelle sur la nature du travail, son rôle pour l’humain, et sur ce que peut ou doit signifier une société d’abondance – en l’assortissant d’un questionnement acéré de l’éthique politique de la responsabilité que n’aurait sans doute pas renié Spinoza.
DOMIN : On va diversifier la production. Finis les robots universels. Nous allons produire des robots dans différents pays. Tu sais ce que nous allons faire ?
HÉLÈNE : Non.
DOMIN : Des robots nationaux.
HÉLÈNE : C’est quoi, ça ?
DOMIN : Cela veut dire que chaque usine produira des robots d’une autre couleur, d’une autre langue. Ils seront tous différents et ne pourront plus se comprendre. Et nous, nous allons les éduquer un peu dans ce sens-là, tu comprends ? Pour que les robots d’une marque haïssent jusqu’à la mort les robots d’une autre marque.
Soyons donc particulièrement clairs : « R.U.R. » est un authentique chef d’œuvre, absolument pas réservé aux seuls aficionados du champ science-fictif, et parfaitement actuel, contrairement à ce que l’on entend trop souvent à son propos. Notons au passage que cette traduction de 1997 m’a semblé beaucoup plus efficace et agréable que celle que je connaissais, la version canonique de Hanuš Jelínek, parue en 1924, et rééditée notamment en 1961 au Rayon fantastique. La préface de Brigitte Munier offre de surcroît une bonne mise en perspective critique.
R.U.R. de Karel Čapek, coll. Minos éditions de La Différence
Coup de cœur (relecture) de Charybde2
Pour ceux qui veulent en savoir plus (beaucoup plus) sur les robots et nous, nous vous recommandons l’excellent “Aux frontières de l’humain. Pour une anthropologie comparée des créatures artificielles”, disponible sur ce lien en .pdf, dont nous reprenons une petite partie de l’époustouflante iconographie. Et pour le plaisir, nous vous conseillons la série d’anticipation suédoise, "Real Humans", à voir sur Arte. Dans un monde proche du nôtre, une nouvelle génération de robots qui ressemblent aux humains : les hubots (human robot) les remplacent dans les tâches domestiques. Mais certains humanoïdes rêvent de liberté et dans cette société en mutation, la tension monte…