Les corps étranges des Physical Self de Laura Gozlan

Là où j’ai brisé ou supprimé le premier mur, il reste le mur projeté. Comme il s’agit d’une projection, aucune puissance n’est capable de la traverser ou de la supprimer (tant que les moteurs fonctionnent).”  Adolfo Bioy Casares, L’Invention de Morel, 1940

Physical self, la dernière exposition de Laura Gozlan, nous happe à l’intérieur de son chronotope troublant. L’atmosphère créée par la lumière au sodium du plafond, et le bleu synthétique, qui couvre le sol, y contribuent. Un bleu d'une couleur rare dans notre environnement quotidien et dans la nature, et de fait, non anthropomorphique.

Sur la plateforme du milieu de la première pièce sont disposées trois sculptures (Breathing Skins, 2017). Composées par la superposition de plusieurs gabarits, elles sont laquées à la main. Leur nature osseuse devient patente à l'approche. Dans les interstices entre une unité et l’autre, l’artiste a ouvert de petites fentes qui protègent des images en mouvement, d'où parfois un éclat lumineux transparaît (une âme d’écran?)

Autour des ces sculptures cinq tubes sont suspendus au plafond par des garrots en latex (Inner chains, 2017). Leur mouvement est littéralement inscrit en puissance dans les plis des tubes. Le plis leur donne vie : Inner chains est un pli devenu matière. Cet ensemble informe et vaguement arboriforme ne dessine pas dans l’espace de la galerie une forme précise, comme c’est le cas pour une autre grappe de trois tubes au milieu de la pièce, disposée comme un obstacle dans un espace qu’on traverse ainsi.

Si Breathing Skins a l’air d’un sarcophage — des images, des voix et, par extension, du corps même — il est en réalité un diaphragme qui vibre, se met en écho, interfère avec le bruit qu’on produit en se déplaçant, avec les sons bruités de l’installation dans la deuxième pièce. C’est une machine sonore qui, en échappant au contrôle rationnel de la vue, nous amène subrepticement d’une pièce à l’autre.

Le corps n’est pas absent non plus d'Inner chains : à l’intérieur des tubes, des formes organiques flottent comme dans de l’ambre. Des poulpes lyophilisées, des racines de ginseng, des vessies natatoires se mélangent à des câbles USB, nouveaux déchets de l’anthropocène. Des objets disparates, à l’instar de fossiles dans une stratification géologique ou, pour employer une image de l’artiste, comme des déchets transportés par la mer sur un marigot, sur une étendue d’eau fermée.

Tout peut servir d’écran, le corps d’un protagoniste ou même les corps des spectateurs ; tout peut remplacer la pellicule, dans un film virtuel qui ne passe plus dans la tête, derrière les paupières, avec des sources sonores prises au besoin dans la salle”. Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’image-temps, 1985

Laura Gozlan travaille la texture des images comme si c’était l’épiderme de la peau, évoquée, littéralement ou de manière élusive, par sa texture, sa couleur, son traitement, ses membranes. Discrète mais omniprésente, la présence du corps est suggérée par soustraction, par des intrications entre pierre et peau, ou par une opération plus frappante comme celle de la défiguration. Celle-ci affecte la figure dans son carcan, son appropriation identitaire et son narcissisme. Parmi les agents de défiguration on trouve : le dessin, c’est-à-dire le même médium qui, historiquement, a donné forme au visage humain ; les effets spéciaux dans les films de zombies, dont Laura Gozlan est amatrice, particulièrement ceux de Lucio Fulci, avec ses têtes qui frémissent à hautes températures et se décomposent sous le regard des spectateurs. Un troisième agent de défiguration est, de manière plus triviale, un mauvais scan avec la caméra infrarouge Kinect, car la technologie n’est pas ici employée pour le futur que son perfectionnement technique laisse apercevoir, mais pour ce qu’elle pousse à repenser au présent.

Dans l’installation vidéo qui donne nom à l’exposition et occupe la deuxième pièce de la galerie (Physical Self, 2017), des images analogiques et des images numériques, des images filmiques et des images scientifiques sont emboîtées dans des cadres dissymétriques. La multiplication et la réfraction des images sont obtenues à travers un dispositif parfaitement maîtrisé par Laura Gozlan, à savoir des surfaces de plexiglas et de verre (c’est le cas de la surface courbée) interposées entre le projecteur et le mur de fond qui fait office d’écran. Si ces surfaces sont transparentes et permettent le passage du faisceau de la projection, elles ne sont pas dépourvue d’une certaine opacité qui en accentue leur plasticité.

L’exposition de Laura Gozlan est traversée par une latence narrative, une durée qui serait en dehors du temps du travail; se manifestant dans le white noise de sons et voix qui tissent des liens entre les pièces autant que, plus matériellement, dans les sculptures-écran et dans la projection d’images en mouvement réfractées. Habiter ce chronotope n’est pas le moindre défi lancé par ce qui ce pose étrangement sous vos yeux. Fan de Cronenberg, vous y serez chez vous.

Maxime Duchamps (avec Riccardo Venturi) le 30/04/17

Laura Gozlan - physical self - 13/05/17
Galerie Escougnou-Cetraro 7, rue St-Claude 75003 Paris