Heinrich Steinfest : un cachalot, ça trompe énormément… 

Visiblement, le démon que nous appelons fatalité (comme on appelle une bombe Little Boy, une brute qui donne du martinet aux enfants, le père Fouettard, celui qui bastonne le crocodile, Guignol) avait le plus grand intérêt à me faire descendre la rue au moment précis – six heures et demie du matin, circulation intense – où le camion passait avec le cachalot, éveillant en moi un étonnement incrédule et me pétrifiant sur place.
Et alors que j’étais là, en proie à la stupeur…

Même rétrospectivement, on ne put savoir ce qui, du cachalot – un fragment de boyaux ou un bout d’organe -, m’avait atteint en plein visage. Je n’avais pas perçu l’explosion, ni la détonation, ni la déchirure du corps qui avait fait jaillir le sang, transformant les alentours en Action painting. Je ne perçus que le fragment sombre qui volait dans ma direction et qui m’enveloppa immédiatement de son obscurité.
Dans un film, il y aurait eu à ce moment-là un noir silencieux de deux ou trois secondes.

En matière de prose démoniaque, je connaissais jusqu’alors Heinrich Steinfest pour ses redoutables polars où l’absurde subtilement manié et la philosophie analytique ou métaphysique unissaient joyeusement leurs forces pour garantir le rire et le songe : ainsi en était-il de « Sale cabot » (2003) et du « Poil de la bête » (2006), avec l’aussi superbe qu’improbable personnage du détective Markus Cheng, de « Requins d’eau douce » (2004) avec son obsessionnel et wittgensteinien inspecteur Lukastik, ou encore du « Grand nez de Lili Steinbeck » (2007), avec sa formidable commissaire donnant son nom au roman, par appendice nasal interposé. C’est sans doute bien ce dernier roman dont le foisonnement démesuré prépare le mieux à l’expérience de lecture du « Mondologue », publié en 2014 et traduit en 2015, toujours impeccablement, par Corinna Gepner chez Carnets Nord.

Dans la vraie vie, ce fut un peu plus long. Lorsque je revins à moi, le noir complet avait cédé la place à un blanc complet, comme si quelques peintres catholiques – des Polonais, bien entendu – avaient éclairci la mort.
Mais je n’étais pas mort. Quand ce qui m’entourait eut peu à peu perdu son aspect de gainage laiteux, je compris que je me trouvais dans un lit d’hôpital. À côté de moi, les appareils d’usage dont les bruits et les signaux optiques me prouvaient que j’étais en vie. Oui, je voyais mon cœur écrire. D’une écriture calligraphiée. Très soignée, mais dépourvue de style propre, un cœur lambda, quoi. La lumière du jour pénétrait latéralement dans la pièce par une haute fenêtre. Et il y avait une odeur qui évoquait moins les produits chimiques que la soupe aux vermicelles. Peut-être à cause de la faim qui m’assaillit instantanément.

Heinrich Steinfest est peut-être bien le seul auteur que je connaisse capable de mettre au service d’une narration endiablée et résolument multivariée, menée à cent à l’heure même dans ses moments de calme méditatif apparent, de tendresse paisible ou de rêve plus ou moins éveillé, des éléments aussi immédiatement disparates – mais toujours pourtant nécessaires – qu’un cadre commercial allemand gravement blessé à Taïwan par l’explosion d’un cachalot en pleine rue (le clin d’œil possible à « La mélancolie de la résistance » de László Krasznahorkai sera vivement apprécié), qu’une neurochirurgienne également allemande mais vivant à Taïwan, qu’un ex-nageur de combat japonais devenu millionnaire sur le tard, qu’un violent orage aux conséquences électriques imprévisibles, qu’une bouée géante aussi creuse que certaines aiguilles, qu’un gilet de sauvetage sauvagement baladeur, qu’une entreprise nommée Weyland (et certainement pas par coïncidence, Brian Evenson pourrait aussi en témoigner ici) fortement efficace et résolument frileuse vis-à-vis de tout ce qui pourrait ressembler, de près ou de loin, à une malédiction, qu’un mariage conventionnel digne du « Liquide » de Philippe Annocque, qu’une reconversion express en maître nageur sauveteur assortie d’un déménagement de Cologne à Stuttgart, qu’un enfant sorti de (presque) nulle part, s’exprimant dans un langage cohérent mais connu de lui seul, et formidablement doué en escalade, qu’une sœur disparue dans un éclair blanc sur une face délicate des Alpes autrichiennes, qu’une agente consulaire à la persévérance inébranlable, qu’un concepteur génial de cosmétiques artisanaux, ou encore qu’un refuge de montagne entièrement organisé en solide matriarcat.

Je proposai à la direction de l’entreprise colognaise de me laisser encore quelques jours à Taïwan afin de préparer un rendez-vous qui devait avoir lieu au Japon et qui me donnerait l’occasion de prouver que j’étais en parfait état de marche. Il me fallait apaiser leurs craintes, montrer que je n’avais pas le cerveau tourneboulé, que je n’étais pas la victime d’un destin qui avait pris la forme d’une baleine. D’où l’importance, lors des négociations à venir, de manifester un brio faisant apparaître toute modification éventuelle de mon activité cérébrale comme un trait de génie plutôt que de démence.

Heinrich Steinfest semble disposer de réserves inépuisables d’imagination foisonnante, où le baroque et l’absurde fusionnent en finesse avec la réflexion sourde et la poésie du réel – on le sait depuis un moment. Dans ce « Mondologue », l’alchimie semble atteindre un sommet, plus drôle que jamais, aussi inquiétante qu’il est possible, subtile et pensive dans ses moindres recoins. Usant d’une langue extrêmement factuelle en apparence, l’auteur orchestre pourtant tout au long de ces 380 pages de bien curieuses mutations, où la froideur se fait tendresse, où le désir se fait complicité, où le rêve se fait creuset, où l’innocence se fait périmètre de sécurité. Un conte moderne des mille et une nuits entre Europe et Asie, qui change finement pour notre bonheur le sens des mots éprouvés, et, comme chez Frédéric Fiolof même si c’est en employant des moyens fort différents, verse à foison une nouvelle « Magie dans les villes ».

Le Japon se passa on ne peut mieux. Je m’entendis très bien avec ces gens, avec leur superficialité, que l’on prend volontiers pour du formalisme pur. Tout ce cirque à propos des haïkus, de l’ikebana ! Les Européens en raffolent parce que cela leur semble avoir du sens, un sens qui ne requiert pas d’effort. Voilà ce qui en fait l’attrait : être génial en trois phrases. Plus exactement : être paresseux et génial. Je sais, en général on dit plutôt que les Japonais sont assidus, et sur ce point on leur trouve une grande ressemblance avec les Allemands. Mais chez eux, c’est plus artistique, moins laborieux. Comme si leur zèle les élevait au-dessus du sol. Cependant ce que nous aimons le plus, c’est leur façon de manier le vide. De faire comme s’il y avait quelque chose là où il n’y a rien.

Heinrich Steinfest - Le Mondologue - éditions Montparnasse, collection Carnets nord

Charybde2 
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