Les compagnonnages aventureux d'Eli Lotar
«Lotar échappait aux traditionnels critères d’évaluation de l’histoire de l’art. Pas de sujet de prédilection comme les architectures métalliques de Krull, de manière d’opérer reconnaissable entre toutes comme l’instant décisif de Cartier-Bresson, ou d’invention formelle marquante comme le photogramme de Man Ray.» Le redécouvrir aujourd'hui permet de réévaluer son importance dans l'histoire de la photo. Ce qui n'est pas un mal quand l'histoire de l'art n'aime rien tant que les petites boîtes… Jolis et joyeux détours en perspective.
Né à Paris en 1905, Eli Lotar grandit en Roumanie et revient dans la capitale française à dix-neuf ans, rêvant de devenir vedette de cinéma. Sa rencontre avec Germaine Krull, pionnière des avant-gardes et de la Nouvelle Vision, va dans un premier temps, l’orienter vers la photographie. L’artiste allemande initie en effet Lotar à la technique et lui prête même son Icarette pour réaliser ses premières images.
« Eli Lotar (1905-1969) » examine le rôle de cet acteur crucial de la modernité photographique à travers un parcours thématique, de la « Nouvelle Vision » au cinéma documentaire, en passant par ses paysages urbains, industriels ou maritimes. Ses portraits montrent son attrait pour les poses et postures et sa proximité avec la plupart des grands artistes de l’époque. L’engagement social et politique d’Eli Lotar ainsi que son goût pour le travail collectif se révèlent dans la réalisation de nombreux projets avec des écrivains (Jacques et Pierre Prévert), des hommes de théâtre (Antonin Artaud et Roger Vitrac) ou encore des réalisateurs de cinéma connus (Joris Ivens, Alberto Cavalcanti et Luis Buñuel) que le contexte sociopolitique troublé des années 1930 ne laissait pas indifférents.
L’exposition rassemble plus de cent tirages vintage récemment localisés dans une quinzaine de collections et d’institutions internationales ainsi qu’une sélection d’une centaine de documents (livres, revues, lettres, négatifs, films) qui constituent le cœur de son travail. Elle est organisée en cinq sections thématiques qui ne suivent pas d'ordre chronologique.
Eli Lotar adopte à lafin des anées 20 non seulement les sujets de prédilection des avant-gardes (Tour Eiffel, locomotive, avion…) incarnant cette modernité technique, mais il se familiarise aussi avec les principes esthétiques de la Nouvelle Vision (gros plans, contre plongée vertigineuse sur la Dame de Fer, décadrage d’une locomotive photographiée frontalement). Son vocabulaire se géométrise même, ou tend vers l’abstraction, lorsqu’il se focalise sur des réseaux de câbles ou les poutres croisées de la Tour Eiffel. Avec lui, la photographie n’est plus considérée comme un simple enregistrement du réel. Elle devient un outil d’exploration et de «révélation» de celui-ci, au point de redessiner les frontières entre le visible et l’invisible,: "découvrir dans l’objet connu, l’objet inconnu."
Au-delà de la Nouvelle Vision, l’approche d’Eli Lotar apparaît franchement singulière. Son reportage sur la Foire de Paris de 1928 adopte un point de vue totalement inhabituel sur la foule et le peuple parisien. S’inspirant du cinéma d’avant-garde, ces photos déroutantes se focalisent sur les pieds des visiteurs. Les pointes des chaussures y indiquent des directions partant en tout sens, et accentuent l’impression de dynamisme et de désordre qui se dégage de la foule.
Chez Lotar, l’image se départit du vocabulaire moderniste pour être au service d’un discours social, militant, engagé. Elle perd en originalité ce qu'elle gagne en efficacité et nourrie une rhétorique politique. Pour son film sur Aubervilliers, Eli Lotar répond par exemple à une commande du maire communiste de la ville qui souligne l’impact négatif de l’ancien maire Laval, sinistre collaborateur sous Vichy, sur l’état de la commune. Le documentaire s’accompagne également de la voix de Prévert, et ses photos illustrent, en parallèle à son film, un texte qui affirme: «Comment donner à chaque enfant la plénitude de son existence pour lui et pour la société?», peut-on lire.
Lotar va contribuer à de nombreux films, notamment à Terre sans pain (1933) de Luis Bunuel, son unique documentaire consacré aux habitants de la région de Las Hurdas en Espagne, qui se trouvera censuré en pleine montée du fascisme. Membre de l’Association des écrivains et des artistes révolutionnaires, Eli Lotar prend ouvertement parti pour le Front Populaire des années 1930.
Les deux dernières sections de l’exposition portent une attention particulière aux rencontres artistiques et littéraires de la vie de Lotar, avec des images inédites de ses voyages, ainsi qu’une série de prises de vues des poses loufoques des personnages du théâtre Alfred Jarry d’Antonin Artaud. Ses collaborations avec plusieurs artistes, dramaturges et poètes lui permettent d’apporter son expertise artistique et technique (notamment le travail de la lumière et du cadrage) aussi bien lors de voyages sur le pourtour méditerranéen avec Jacques Bernard Brunius et Roger Vitrac, que dans ses photomontages pour le théâtre Alfred Jarry d’Antonin Artaud ou encore sa collaboration amicale avec Alberto Giacometti dont Lotar sera le dernier modèle.
En lisant les divers critiques qui se sont attelés à expliquer cette exposition, j'ai un léger problème de compréhension, quant à leur appréhension du personnage d'Eli Lotar. Tous en font des tonnes pour parler d'un artiste qui dans les années 20 découvre le formalisme, se l'approprie en partageant ses trouvailles et/ou s'inspirant des avant-gardes en place à Paris, pour finalement se tourner vers un militantisme politique et le cinéma, comme le fait son époque - et les autres artistes marquants . Ces gens oublient-ils que les années 30 ont engendré la Guerre d'Espagne et la Seconde Guerre mondiale avec la montée du fascisme et du stalinisme ? C'est grave cet aveuglement à ne jamais voir qu'un artiste - à priori assez "voyant" à la manière de Rimbaud, puisse se sentir concerné par son époque et préférer agir au sein de la société, sans renier ses acquis, mais en les mettant au service d'une cause. Pour éviter d'employer le mode tabou de politique, on ronfle beaucoup sur "l'humanisme" de ses travaux…
Restons calme, soyons simple : Eli Lotar s'est inséré dans son temps, passant des années folles à l'avant-guerre et décidant que le cinéma était plus probant que la photo pour témoigner de l'Histoire. Quel mal à cela ? A découvrir dans ses diverses acceptions. Et, pour cela, le Jeu de Paume s'acoquine avec Beaubourg et offre pour un billet d'entrée dans un des deux lieux, un accès gratuit à l'autre pour élargir le propos.
Jean-Pierre Simard le 6/03/17
Eli Lotar (1905/1969) ->28/05/17
Jeu de Paume - Concorde 1, place de la Concorde 75008 Paris