Des nouvelles de Proust | après le temps, par Arnaud Maïsetti
Mille neuf cent quatre : il a fallu du temps pour que les images nous parviennent depuis l’astre mort, et jusqu’ici : de Proust, on sait le visage et le souffle coupé, la chambre tapissée de liège du 102, boulevard Haussmann, puis du 8 bis, rue Laurent-Pichat puis au 44, rue Hamelin jusqu’à la fin et on sait le regard aussi, on sait le regard vide posé sur la plaque photographique du temps, ou peut-être de l’éternité : mais on ne sait pas le mouvement du corps et des bras et du visage et de ce qui déplace avec lui l’air et l’enveloppe.
Mille neuf cent quatre, Proust appuie encore son corps sur la terre : c’est un mariage. Une de ces cérémonies qui permettent à la bourgeoisie de se compter : on se retrouve, on se jauge, on se compare, on se console. Dans La Recherche, les mariages sont comme des enterrements : des joies qui sont des douleurs, des adieux qui sont aussi des retrouvailles : il y en a tant, des mariages et des enterrements, qu’on redoute par ennui, qu’on espère par calcul, ceux où il faut se cacher, ceux où il faut se montrer. Avec le temps ce mariage semble un enterrement.
C’est Elaine Greffulhe – la fille d’Elisabeth de Riquet de Caraman-Chimay, comtesse de Greffulhe – qu’on marie. La fille d’Oriane, duchesse de Guermantes.
Mille neuf cent quatre : c’est la dernière fois [1] que Proust verra la Comtesse Greffulhe : la dernière fois qu’il lui réclamera cette photographie qu’il vénérait, et qu’il finira, faute de mieux par écrire. La Comtesse, elle, mourra presque centenaire : que restait-il de son visage ? Elle se souviendra de ce jour de mariage, de la vénération, de l’agacement.
Proust descend l’image, l’église, et le temps aussi vivement que sa phrase rejoint lentement le bas de la page : une allure singulière, vraiment : quand tous descendent en couple et lourdement, ralentie par la pesanteur des convenances, un homme soudain surgit derrière le chapeau grotesque d’une comtesse, d’une duchesse, qu’importe, et seul descend, presque au pas de course : un bouquet à la main, redingote et chapeau de dandy anglais ; derrière la moustache, faut-il deviner un sourire ? Il est déjà parti.
L’a-t-il bien descendu ? Dans ce film que la bourgeoisie mettait en scène pour collections privées, on tâchait d’enregistrer du temps sa face la plus éternelle : les costumes de scène pour le dernier acte, l’orgueil des vivants devant le temps qui passe et charrie son lot de morts. Sur l’image, on ne reconnait que la défaite du temps, et le désastre de cadavres d’un monde qui jusqu’à nous n’en finit pas de dépérir et de pourrir. Proust, à travers l’image, passe. Relève de ce monde aussi, et le traverse.
Proust nous enverra d’autres images de lui, sans doute : elles regorgent quelque part dans les actualités ou dans d’autres films aussi privées qui ressortiront. Parfois ce ne sera pas lui. Ultime ruse du narrateur. Mais jamais autant que pour cette première, on ne trouvera d’image comme celle ci, dont la justesse est déchirante.
Soudain, Proust. Son fantôme quelque part concédé à la mort, à la vie. Le regard posé devant lui, vers une femme peut-être, un corps, l’ombre d’une silhouette répandue sur le sol qui reste en dehors de l’image et l’attire.
arnaud maïsetti - 20 février 2017
Arnaud Maïsetti vit et écrit entre Paris et Marseille, où il enseigne le théâtre à l'université d'Aix-Marseille. Vous pouvez le retrouver sur son site Arnaud Maïsetti | Carnets, Facebook et Twitter@amaisetti.