Cinq ans après la mort d’Antonio Tabucchi, marcher à l'ombre d'un géant

Il y a des années, j’avais recopié ces mots de lui : Les histoires ne commencent pas et ne finissent pas, elles arrivent. Je suis sûr de les avoir recopiés pendant que j’écrivais mon mémoire de maîtrise, de les avoir soulignés, appris par coeur. Je dois même les avoir empruntés pour une lettre d’amour – je crois, ou de rupture, je ne sais pas -, parce qu’à vingt ans, les lecteurs, c’est bien connu, sont de vrais pillards. Dès que j’ai pensé au titre que je pourrais donner au livre que j’étais en train d’écrire – que vous êtes en train de lire -, je me suis mis à leur recherche. J’étais convaincu qu’ils étaient dans les premières pages du Fil de l’horizon, mais non. Je les ai cherchés dans tous ses autres livres, toujours rien. Alors j’ai exploré Google de long en large, avec toutes les combinaisons possibles : histoire au singulier et au pluriel, choses ou événements à la place d’histoire, se produisent à la place d’arrivent, débutent à la place de commencent, se terminent à la place de finissent. Pas la moindre trace, à part celle qu’il y a dans ma mémoire, mais c’est lui qui m’a dit, un jour – ou alors, je l’ai entendu dire quelque part – que la mémoire est pleine de trous, elle est faite de décombres, et alors qui sait de combien de trous et de combien de décombres sera fait ce livre que je viens de commencer à écrire, même si je vais essayer de raconter uniquement ce qui me paraît clair, et là où je trouverai un trou, je le signalerai, personne ne se fera de mal s’il met le pied dedans. Qui sait alors où elle est, cette phrase, l’un d’entre vous l’a peut-être conservée avec plus de soin que je ne l’ai fait, il connaît sa demeure, même si j’ai demandé à des amis dispersés dans toute l’Europe, qui le connaissaient et qui auraient pu savoir, j’ai demandé à sa femme et à ses traducteurs, rien non plus de leur côté, mais ils ont tous ajouté que oui, ça pourrait bien être une phrase d’Antonio Tabucchi, et ça m’a redonné du courage. Parce que l’histoire de notre amitié est arrivée, elle n’a pas simplement commencé et elle est encore moins finie.

Antonio Tabucchi

Il n’est certainement pas facile de rendre compte – et de donner à penser et à ressentir en s’y appuyant – l’amitié qui peut lier à un géant, au fil des années. C’est pourtant à ce singulier défi que s’est attelé ici Roberto Ferrucci, à nouveau à La Contre-Allée, en octobre 2017, soit deux ans après le troublant et incisif « Venise est lagune ». Encore jeune étudiant en littérature, en train de finaliser son mémoire de maîtrise sur Daniele Del Giudice et Antonio TabucchiRoberto Ferrucci rencontre les deux auteurs et devient leur ami. À l’occasion d’un pèlerinage sauvage sur la tombe de l’auteur du « Fil de l’horizon », à Lisbonne, un mécanisme de dérive presque magique se déclenche, mobilisant la mémoire autour d’anecdotes discrètes, qui ont à voir aussi bien avec le cheminement d’une pensée ou avec la célébration d’une intimité qu’avec la persistance d’une filiation intellectuelle ou la poursuite d’une action littéraire et politique.

Une jeune serveuse installait des chaises et des tables et elle avait tout à fait l’air de quelqu’un qui répète ces mêmes gestes chaque matin, seule, en recommençant à zéro, des tables et des chaises en plastique vert foncé, un réfrigérateur rouge – Coca Cola, évidemment – avec une porte en verre mais plus petit que d’habitude, deux présentoirs pour les brioches mais sans brioches, sans rien, posés sur une table servant de comptoir et trois ou quatre parasols jaunes encore repliés et appuyés contre le frigo. Un café en devenir qui avait comme unique présence à ce moment-là un petit garçon de deux, trois ans peut-être, qui courait entre les tables qu’elle était en train d’installer. Il les bougeait, elle les redressait, dans une succession de gestes concentriques qui auraient pu continuer à l’infini. Nous nous sommes assis, en silence, en regardant le ballet plein de tendresse de ces deux personnages qui avaient vraiment l’air d’une mère et de son enfant. Tirsa tenait dans sa main les trois cailloux que la femme d’Antonio, la veille au soir, nous avait demandé de mettre dans la chapelle des écrivains portugais.

 

Loin de la méthode analytique et ascétique, jouant avec l’exhaustivité, adoptée par Benoît Vincent dans son magnifique « GEnove / GE9 » pour traquer la trace subtile du « Fil de l’horizon » à Gênes, Roberto Ferrucci, qui a aussi arpenté les venelles et les traverses de cette ville portuaire-là, la rivale historique de sa ville natale, pour y flairer et analyser la désolation des violences policières d’un certain G8 (« Ça change quoi », 2007), parcourt certains décors familiers en se reposant, avec bonheur, sur des chocs de hasard et de sorcellerie pour établir les correspondances nécessaires à cette tentative poétique d’élucidation de certains sentiers de la mémoire, de certaines persistances de la vision hors normes et de certaines complicités vivantes comme posthumes. Un petit livre qui regorge ainsi discrètement de la possibilité de l’amitié littéraire, de tendresse et d’intelligence, et du sentiment vivace des luttes à poursuivre, un peu plus de cinq ans après la mort d’Antonio Tabucchi.

Piero le Gondolier nous dit au revoir, Antonio dit que nous devons penser au déjeuner et nous prenons la voiture. La façade de la Coop de Vecchiano – criarde – est jaune avec l’inscription in Coop verte et rouge, et Vecchiano en vert. En bas, l’entrée et la sortie ont des portes miroir. Dedans, nous avons acheté du vin rouge, peut-être un Montalcino, du poisson, un dessert mais je me souviens plus quoi. En revanche, je me souviens très bien que dans la voiture, à l’aller, nous avions déjà commencé à parler, pas de Battisti, mais de littérature et tout est parti de sa précieuse et habituelle curiosité : tu es en train d’écrire ? Et quoi ? Mais moi je m’en suis tiré avec Je t’ai apporté mon roman qui vient de sortir, pas d’écriture pour le moment, et aujourd’hui, en y repensant, je regrette d’avoir fait dévier la conversation, ses paroles étaient si précieuses quand on parlait d’écriture, comme ses conseils, sa franchise si tu disais une bêtise, comme cette fois-là sur Battisti, ou s’il n’était pas convaincu par ce que tu étais en train de faire. C’était toujours comme ça avec lui, peu importe le sujet, que ce soit la politique, l’écriture, la littérature, le cinéma ou autre chose : à chaque fois, c’était comme écouter une master class.

Roberto  Ferrucci

Ces histoires qui arrivent de Roberto Ferrucci, éditions de La Contre-allée
Charybde2 le 17/12/17
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