Les Refuzniks de Tsahal dans les territoires occupés par Martin Barzilai
Uruguayen d’origine, membre là-bas de la coopérative Sub, ayant étudié principalement à Paris, le photojournaliste Martin Barzilai s’est intéressé de près, pendant plusieurs années, aux « refuzniks », ces citoyens israéliens qui refusent tout ou partie du service militaire obligatoire. Le résultat de ce travail patient, « Refuzniks – Dire non à l’armée en Israël », paraît ces jours-ci (novembre 2017) aux éditions Libertalia, et propose à la lecture un ouvrage triplement saisissant.
En 47 témoignages et les photos en pied qui les accompagnent, Martin Barzilai montre le refus de servir dans les territoires occupés par Israël.
Si on lit les déclarations des généraux israéliens, on comprend que leur idée n’est pas de gagner contre les Palestiniens. Ils veulent « tondre la pelouse » : l’herbe pousse, et il faut régulièrement la couper, tous les deux, trois ou quatre ans. Et il faut habituer les Israéliens à un état de guerre permanent. (Gadi Elgazi, 55 ans, historien et militant, Tel Aviv)
Saisissant tout d’abord par son honnêteté : co-édité par Amnesty International, fruit d’un travail militant de recueil inlassable d’informations et de témoignages, « Refuzniks » ne s’est pourtant pas contenté de fournir des exemples « glorieux ». Aux côtés de celles et ceux qui refusent le service armé ou l’affectation dans les territoires occupés pour des raisons de conviction idéologique, un certain nombre, non négligeable, de portraits parmi les 47 proposés sont ceux de conscrites et de conscrits ayant refusé pour des raisons économiques, pour des raisons familiales, pour des raisons peu avouables, parfois même. Martin Barzilai a choisi de refléter cette diversité sans fard, mettant ainsi en lumière de manière encore plus forte, peut-être paradoxalement, la détermination nécessaire pour affronter la prison et l’opprobre qui accompagne le plus souvent ces choix.
À la suite de mon refus, mes relations avec certains de mes amis de lycée sont devenues difficiles. Ils ne voulaient plus me voir à cause de la décision que j’avais prise. J’étais confrontée à des tas de commentaires négatifs : « Tu peux crever, tu devrais aller à Gaza, tu es une terroriste, une traîtresse, etc. » Avant la prison, c’était difficile d’entendre ce genre de choses, mais après, je m’en fichais. En revanche, les gens de mon lycée qui ont souffert pendant leur service viennent automatiquement vers moi quand ils m’aperçoivent dans la rue ou dans un bar. Je suis la personne à laquelle ils peuvent se confier car je ne les jugerai pas. Ils ne voudront peut-être pas entendre mes analyses politiques, mais au moins, ils ont une personne qui les écoute. (Or Bendavid, 26 ans, étudiante en psychologie par le théâtre, Tel Aviv)
Saisissant ensuite par son parti pris esthétique presque minimaliste : les 47 portraits sont presque tous proposés en pied (ou en 3/4 de pied), le plus souvent devant un mur aveugle et gris d’une intense sobriété (et rappelant bien entendu l’omniprésence de la clôture qui sépare les populations palestiniennes colonisées de l’état d’Israël proprement dit), plus rarement dans un décor familier arraché au cadre de vie actuel du refuznik interrogé. Regroupant ainsi dans des poses foncièrement semblables des individus aussi différents, étudiantes, ingénieurs, historiennes, officiers réservistes médaillés, journalistes, enseignantes, cuisiniers, avocats, informaticiennes, Martin Barzilai accentue visuellement l’impression de force calme, inexorable, et de diffusion du refus dans une véritable coupe transversale (même si elle est – et cela est dit par plusieurs – toujours très, et trop, fine) de la société israélienne contemporaine.
J’ai refusé ma réserve en janvier 2002. Je faisais partie de l’organisation Courage to Refuse.
Tout a commencé par une lettre que j’ai coécrite avec un autre officier de mon unité. Après un service de réserve de trois semaines à Gaza, nous avons décidé que pour le bien d’Israël et de son armée dans laquelle nous avions servi pendant dix ans, nous devions parler à nos commandants et leur expliquer que nous n’allions pas faire partie du système de contrôle du peuple palestinien qui durait alors depuis trente-cinq ans et qui dure aujourd’hui depuis cinquante ans.
Quelques jours plus tard, nous avons commencé à montrer cette lettre à des amis, à des officiers de combat et à des soldats des unités d’élite. C’était très intéressant de voir que les réactions étaient passionnelles de la part de personnes qui n’ont pas forcément l’habitude de montrer leurs émotions. Nous avions exprimé quelque chose que ces personnes ressentaient depuis des années : « Nous avons été volontaires dans des unités d’élite pendant trois ou quatre ans. Nous le faisons uniquement pour notre pays, pour les gens, pour nos familles. Mais depuis des années, nous sentons que nous n’accomplissons pas notre mission. Nous ne sécurisons pas Israël. Ce que nous faisons est différent : nous contrôlons d’autres êtres humains. Il ne s’agit pas de démocratie, il ne s’agit pas de sécurité. Ce n’est rien de tout ça. C’est la première fois que nous entendons cela de la part de nos pairs, de nos officiers, et que nous voyons qu’ils comprennent cette situation. Cela révèle quelque chose dont personne ne parle en Israël. » (David Zonsheine, 43 ans, ingénieur)
Saisissant enfin par la manière dont ces textes bruts, sans retouches apparentes, livrent une passionnante vision de l’évolution de la société israélienne depuis 1967, depuis la malédiction de l’ « opportunisme colonial » évoquée en creux par Tom Segevdans son « 1967 – Six jours qui ont changé le monde », au prix d’une militarisation drastique et sans échappatoire, perdant son sens d’origine, que l’on peut mesurer en comparant le 1955 du « Infiltration » de Yehoshua Kenaz et le 2000 du « Beaufort » de Ron Leshem, par exemple. L’une des leçons fortes qui jaillit aussi de ces témoignages, comme du magnifique « Pork and Milk » de Valérie Mréjen à propos de religion en Israël, c’est l’extrême difficulté de la situation sociale qui accompagne le refus : hormis pour les plus riches et plus installés des refuzniks, ne pas jouer le jeu de la militarisation de la société condamne presque nécessairement à la marginalité – tempérée par les solidarités associatives qui se sont développées, même si, comme le constatent plusieurs des témoins, leur ampleur est bien loin aujourd’hui de celle qui avait suivi Sabra, Chatila, et le rejet de la première guerre au Liban en 1982.
Mon refus était la combinaison de plusieurs éléments. Si nous avions pris les terres des Palestiniens, nous avions nos raisons. Les Juifs devaient trouver un endroit où vivre. Mais je pensais et je continue de penser que le courage était aussi de trouver une solution pour la paix.
En 1989, quelques mois après ma libération de la prison militaire, j’ai été invité à parler au siège des Nations Unies à New York à propos du conflit. J’avais écrit un article dont le titre était « Un projet de paix contre une culture de guerre ». Il existe une vérité très simple dans ce conflit que personne ne veut entendre : les Israéliens et les Palestiniens sont là pour toujours. On ne peut pas éliminer l’un des deux. On peut les tuer, les opprimer. Ou alors, on peut trouver une solution pacifique, trouver un moyen de vivre ensemble.
Pendant mes études, j’ai appris beaucoup de choses sur la société israélienne, notamment sur la grande fracture entre les ashkénazes et les mizrahim. La société israélienne est une société de classes fondée sur ces différences ethniques.
Par la guerre, les Juifs mizrahim sont relégués dans une citoyenneté de deuxième classe et dans la pauvreté, puisque la majorité des ressources financières est engloutie dans le conflit armé. En 1971, Moshe Dayan résumait déjà la situation : « Israël ne peut vivre à la fois sous le drapeau de la sécurité et sous celui de l’égalité. » En 1989, on voyait bien que le problème des inégalités sociales ne serait jamais résolu. Il y a donc un intérêt pour que la crise avec les Palestiniens continue. On rend les gens pauvres et on leur demande de mourir pour une guerre qui les rend encore plus pauvres. (Meir Amor, 61 ans, sociologue)
C’est grâce à Patrick Imbert (dont il faut absolument parcourir l’impressionnant travail de photojournalisme résolument alternatif que constituent « Week-end à Pripiat » et « Week-end à Oswiecim ») que j’ai découvert ce « Refuzniks », et la librairie Charybde (129 rue de Charenton 75012 Paris) sera très heureuse d’accueillir Martin Barzilai pour une rencontre autour de ce travail mercredi 29 novembre prochain à partir de 19 h 30.
Martin Barzilai Refuzniks, dire non à l'armée en Israël - éditions Libertalia
Charybde2 le 7/11/17
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