Marin Karmitz à la Maison Rouge: une collection très particulière. Par Nina Rendulic

Si l'on reconnaît qu'une collection particulière révèle autant la vie intérieure de son collectionneur qu'une esthétique composite où les œuvres se dévisagent, la collection de Marin Karmitz, présentée à la Maison Rouge jusqu'au 21 janvier 2018, affichera un homme émerveillé par des regards étranges et étrangers.

Christian Boltanski : Resistors (1994)

Producteur, réalisateur ainsi que fondateur des cinémas MK2, Marin Karmitz est né dans une famille juive de Roumanie à l'aube de la Seconde guerre mondiale, avant d'immigrer en France à l'âge de neuf ans. Ces deux indices biographiques - un regard cinématographique et son identité autre, formeront le fil conducteur de l'exposition à la Maison Rouge, qui réunit près de quatre cents œuvres de sa collection.

UNE SCÉNOGRAPHIE MÉTICULEUSE

On entre dans l'exposition comme dans un film noir - un Murnau est projeté sur un rideau de fils blancs, on pénètre dans l'image, et derrière : lumière tamisée, murs noirs, couloir étroit avec une longue ligne de photographies de l’Américain Michael Ackerman (fébrilité. urgence. visages qui se dissolvent dans le flou de leurs mouvements). Au bout du couloir trois salles plus spacieuses. Je retiens les portraits de Romain Vishniac. Si son nom est surtout lié à une importante production photographique documentant la vie des communautés juives appauvries en Europe centrale, je suis restée émerveillée devant ses trois portraits d'un clair-obscur si doux qu'il devient presque palpable.

Romain Vishniac : Sans titre (1937), La femme de Nat Gutman, porteur (1938), Un vieux du village (1935)

Plus loin, Karmitz nous mène vers un champ de bataille, une confrontation des regards - ceux des résistants allemands avant l’exécution, aux yeux grand ouverts (Christian Boltanski), nos regards qui oscillent entre la netteté et le flou dans le mosaïque photographique des paysages d'Auschwitz (Antoine d'Agata, l'une des rares œuvres en couleur), des regards hantés sur une Venise reconstruite par les yeux d’Ezra Pound à la fin de ses jours (Dieter Appelt). Au fond de ces regards regardés, et à l’entrée du couloir central de l´exposition, je ne suis guère étonnée de découvrir une silhouette aux formes familières, émacié et symétrique, le Nu d’Alberto Giacometti - mais, un second regard, et le nu, la femme, émerge du buste monumental d'un homme sans regard...

Par la suite, une série de petites salles rectangulaires le long du couloir aux murs noirs, un ou deux artistes dans chaque, de micro-séries, on découvre, on complète, il y a de ceux qui dansent, beaucoup (Anders Petersen, une autre Marlène, plus âgée mais à l'oeil espiègle vers la vigueur qu'affiche son corps en mouvement), il y a des travestis, des mineurs, des pauvres, des vieux, des noirs, et il y a Jean Pierson, dans deux salles, chez deux photographes. En 1948-1949 je suppose qu'elle a une trentaine d'années. Elle est seule. Triste, sans doute. Ses mains soutiennent, recouvrent sa tête. Saul Leiter et W. Eugene Smith la photographient à un an d'intervalle. Qui est cette femme aux bras aussi mélancoliques?

Saul Leiter : Jean Pierson (1948)

W. Eugene Smith : Jean Pierson (1949)

Dans le couloir noir, à l'autre côté des murs, des sculptures, certaines antiques, certaines exotiques, certaines minuscules. Le couloir s'ouvre sur l'espace autour d'une verrière. Encore un regard, par dessus les sourcils, celui de l'écrivain japonais Yukio Mishima figé par Eikoh Hosoe (la tristesse de mon ethnocentrisme photographique et le soudain désir d'aller plus loin). Il embrasse une rose fanée avec détermination. Il se donnera la mort neuf ans plus tard par le rituel de seppuku.

Eikoh Hosoe : #32 Mishima, série Ordeal by Roses (1961)

Avant la fin je m'arrête devant le tableau de Bernard Dufour. Le rouge qui explose, au visage vangoghesque. Les doigts de Dora Maar sur le dessin de Man Ray ont la même position que sur son fameux portrait solarisé. Stanislaw I. Witkiewicz sort du cadre de ses autoportraits, il semble s'amuser, on pense à de très grands photomatons. Au sous-sol sans signal à perte de vue au niveau du regard les inconnus dans le metro et ailleurs de Chris Marker puis le retour en arrière, une seconde fois dans le paradis des couturières, outils de torture en skaï noir (Annette Messager), avant le dernier regard - celui de Hiroshi Sugimoto sur Isabelle Huppert dont le regard, dans une salle de cinéma vide, est posé sur un écran blanc, mais un blanc trompeur, une pose longue, pendant toute la durée de La Pianiste qu'elle regarde pour la première fois...

Bernard Dufour : Il regarde le lippu (2015)

DES REGARDS, PRIVÉS...?

Certes, la collection de Marin Karmitz réunit avec virtuosité les stars et les artistes méconnus du grand public. Or le mélange de techniques, d'époques, de thèmes fait résonner plus que tout un autre leitmotiv : une unicité dans la différence, une étrangeté merveilleuse. Les oeuvres s'assemblent dans un seul tableau, immense, qui re - produit la vie, celle qui est belle, souvent, laide, parfois, vivante mais aussi morte, et dans laquelle se rencontrent avec force et désir des identités plurielles de soi-même.

À la fin, qu'est-ce qu'il reste? Une impression, peut-être, en sortant au bord du bassin de l'Arsenal, que les étrangers ne sont pas que les autres - mais aussi nous-mêmes, qui portons sur eux un regard autre ; que les regards ne sont pas que silencieux - mais qu'ils crient aussi les mots que l'on n'arrive pas à dire ; que la couleur émane des images en noir et blanc - celle qu'on découvre en fermant les yeux sur le souvenir d'une image. Une exposition qui bouleverse car ce que l'on emporte avec nous, ce ne sont pas que des images. Aussi, elles changent certains mécanismes fins à l'intérieur de nous-mêmes : d'étranges résidents habitent désormais nos pensées...

Une fois que la Maison Rouge fermera ses portes, où irons-nous alors pour émerveiller nos regards ? Franchement, je ne sais pas.

Nina Rendulic le 27/11/17

Etranger Résident, la Collection de Marin  Karmitz -> 21/01/17
La Maison Rouge,
20 bd de la Bastille 75012 Paris

Nina Rendulic est née à Zagreb en 1985. Aujourd'hui elle habite à 100 km au sud-ouest de Paris. Elle aime les chats et la photographie argentique. Elle vient tout juste de terminer une thèse en linguistique française sur le discours direct et indirect, le monologue intérieur et la "mise en scène de la vie quotidienne" dans les rencontres amicales et les dîners en famille. Vous pouvez la retrouver sur son site : ... & je me dis